Le temps où la nationalité algérienne n'existait pas: déportation d'Algériens en Nouvelle-Calédonie |
Khaled Satour
Personne ne peut nier que l’expulsion d’Algérie du journaliste algérien Farid Alilat, retenu à l’aéroport d’Alger pendant une vingtaine d’heures avant d’être mis d’autorité dans un avion qui le ramenait vers son pays de provenance, la France, le 13 avril dernier, était illégale[1].
Outre qu’elle était contraire à l’article 49 de la constitution algérienne de 2020 qui énonce que le droit d'entrée et de sortie du territoire national est garanti au citoyen et que « toute restriction à (ce droit) ne peut être ordonnée que pour une durée déterminée par une décision motivée de l'autorité judiciaire », elle contrevient à l’article 13 de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et à l’article 12 du pacte international des droits civils et politiques de 1966 qui affirme avec une vigueur redoublée que « nul ne peut être arbitrairement privé du droit d'entrer dans son propre pays ».
Mais la référence au droit a perdu toute pertinence. Nous sommes tous lassés des critiques qu’il permet de faire des atteintes aux droits et libertés que multiplie l’État algérien contre ses ressortissants. Il nous suffit donc de savoir que l’arbitraire est la règle et les accès d’impartialité et de justice de telle ou telle juridiction ou autorité de l’État si rares qu’ils provoquent à chaque fois un sentiment proche de la stupéfaction. Les débats de juristes sont devenus superflus, il faut les clore jusqu’à nouvel ordre.
Au-delà de l’illégalité, l’illégitimité
C’est d’ailleurs peu dire que cette mesure était illégale. Il faudrait l’aborder sur un tout autre plan pour lui restituer son authentique gravité, qui est de l’ordre de l’illégitimité.
Ce qui est bien sûr le plus important dans cette affaire, c’est que Alilat est algérien et que la décision prise à son encontre porte atteinte à l’une des libertés fondamentales attachées à la nationalité qui est la sienne. Et comme ce n’est pas son cas particulier qui m’intéresse ici, encore moins sa qualité de journaliste à Jeune Afrique qui a autorisé certains crânes de piaf à se féliciter de sa mésaventure, j’ajouterai que cette mesure nuit à l’intégrité de la nationalité algérienne et qu’il n’est pas nécessaire qu’elle se répète pour que nous nous sentions interpellés.
Le droit fondamental qui a été piétiné par l’expulsion d’Algérie de Farid Alilat est reconnu à la fois par les déclarations et pactes internationaux et par la constitution algérienne, mais par sur le même fondement. Du point de vue international, ce droit est certes rattaché à la qualité de ressortissant algérien mais il a un caractère universel car on considère que c’est un droit naturel reconnu à tous les individus à l’égard des Etats dont ils sont les ressortissants. Il n’y a en l’espèce aucun profit à l’invoquer car, au regard du sort fait aux droits de l’homme en Algérie, brandir les conventions internationales ratifiées par le pays est devenu une pure et simple platitude.
En revanche, du point de vue de la constitution algérienne, ce droit ne doit rien à la nature et tout à l’histoire. Il est indétachable du récit national et du combat mené par l’Algérie pour arracher un Etat doté d’une constitution souveraine qui serait la matrice d’une nationalité conquise par une communauté que la France coloniale avait réduite à une foule de sujets anonymes de son empire.
Histoire, nation, nationalité
Lorsque, en tant que ressortissant algérien résidant à l’étranger, je rentre dans mon pays, je n’ai jamais à l’esprit que j’exerce un droit reconnu par les conventions internationales. J’ai seulement conscience que j’annule la distance qui me séparait sur un plan strictement spatial d’un pays dont l’éloignement n’a jamais aboli le lien d’appartenance qui me rattache à lui. Je réintègre physiquement un « chez moi » que je n’ai en fait jamais quitté.
Mais si on venait à cet instant précis de la retrouvaille me dire que je ne fais en somme qu’exercer un droit naturel de rentrer chez moi, si donc on m’incitait ainsi à réfléchir sur ce retour, je répondrais que ce droit ne doit rien à la nature mais tout à l’histoire. C’est l’histoire de l’Algérie, notamment celle de la formation de la nation dont tous les Algériens (du passé, du présent et de l’avenir) sont réputés avoir été les acteurs, qui permet aujourd’hui que je réintègre mes pénates à chaque fois que je l’ai décidé. Et je n’ai pas à craindre d’en être empêché par une autorité qui aurait fait de moi un étranger sur ma terre et qui aurait toute latitude de m’éloigner en me bannissant ou m’exilant vers l’une de ses provinces lointaines, comme elle l’a fait pendant des décennies à mes ancêtres.
La seule constitution qui compte
J’ai acquis par la constitution de mon pays et la nationalité qu’elle me confère un droit inaliénable d’être en Algérie dont la source se trouve dans mon appartenance ininterrompue à une communauté nationale, et ce par-delà le cycle de mes absences et de mes présences physiques dont la fréquence est laissée à ma seule appréciation.
Et je précise que la constitution que j’invoque ici n’est certes pas celle du 30 décembre 2020 ni aucune des constitutions formelles qui l’avaient précédée depuis celle de 1963, dont aucune n’a su se hisser à la hauteur de l’histoire, mais l’acte primordial qui a fait accéder l’Algérie au concert des nations : la proclamation de l’indépendance par le gouvernement provisoire de la République algérienne du 5 juillet 1962. Elle est l’acte fondateur, l’expression originelle du pouvoir constituant du peuple qui a donné naissance à l’Algérie en tant qu’État souverain et conféré la nationalité algérienne à tous ses ressortissants présents et à venir. Elle est aussi l’acte par lequel ils ont obtenu « le droit d’avoir des droits ». Un droit qui transcende la volonté des gouvernants actuels qui n’ont pas, et la chaîne nombreuse de leurs exécutants pas davantage, la taille assez haute pour se hisser à son niveau.
En tant qu’acquis de l’histoire collective de la nation, c’est un droit qui ne doit rien à la loi internationale et à son universalité, il est au contraire relatif et circonscrit par définition. Et si on voulait à tout prix le rattacher à l’universel, ce serait strictement à celui qui exige que ce droit soit garanti à tous les ressortissants algériens, abstraction faite de la particularité des cas et des circonstances. Il s’agit en effet d’une matière si sensible qu’aucune exception ne saurait être tolérée sans que la règle tout entière ne s’écroule.
C’est dire que l’expulsion de Farid Alilat, si indolore qu’elle puisse paraître en comparaison de l’actuelle répression généralisée des libertés civiques, n’aurait pas dû nous laisser indifférents. Nous aurions dû nous sentir collectivement menacés dans notre commune nationalité.
Pourquoi est-ce que ce ne fut pas le cas ? Et que nous dit cette indifférence de notre niveau de conscience politique ? Ce sont des questions que je laisserai en suspens.
[1] Voir l’article publié par Le Monde le 15 avril 2024 sous le titre Le journaliste Farid Alilat affirme avoir été expulsé d’Algérie. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2024/04/15/le-journaliste-farid-alilat-affirme-avoir-ete-expulse-d-algerie_6227999_3212.html
Une plaidoirie en bonne et due forme.
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