lundi 21 mars 2011

LIBYE : LA NOUVELLE ENTREPRISE IMPERIALE


Khaled Satour

Pour tous ceux qui ont voulu croire que l’hiver 2011 était porteur d’un printemps arabe, qui ont vu dans les événements inaugurés il y a trois mois en Tunisie l’émancipation des peuples arabes et même la promesse d’un renouveau de la résistance à Israël, ce qui s’annonce aujourd’hui en Libye constitue un douloureux rappel à la réalité du monde. Déjà, en Tunisie, l’insurrection populaire de décembre, sans le moindre doute spontanée et authentique, a fait l’objet d’une captation en règle et demeure à ce jour instrumentalisée par les appareils militaro-politiques du régime, alors qu’en Égypte l’armée a renforcé (et d’une certaine façon blanchi) sa mainmise sur le pays grâce à la protestation organisée à l’initiative de la jeunesse appartenant à la classe moyenne, quelque peu aveugle aux véritables enjeux de la démocratie. Mais voici venu le pire : la Libye est devenue dimanche, après l’Irak, le deuxième pays arabe soumis à une agression militaire, prélude à la domination directe des puissances occidentales. Cruelle ironie de l’histoire, c’est ce 19 mars, date anniversaire de la victoire de l’Algérie contre le colonialisme, que l’aviation française revient bombarder la terre maghrébine et que la Libye subit de nouveau les coups des armées britanniques et italiennes (entre autres armées coalisées). Cette conjugaison des forces impériales des États-Unis et des anciennes puissances colonialistes nous fait prendre conscience de l’échec tragique des États et des sociétés issus il y a un demi-siècle des luttes pour l’indépendance nationale. Car, avant même que ne se décide le sort de cette nouvelle guerre d’agression, nous savons que c’est de l’intérieur que les pays arabes ont perdu la plus grande bataille.

Lorsque l’opinion arabe émergera de l’ivresse dont elle est prise depuis trois mois, elle se rendra compte que c’est une véritable catastrophe qui est en train de la frapper.

Pour l’instant, la confusion reste dans les esprits. L’éditorialiste du journal El Quds El Arabi, influent quotidien arabe édité à Londres, qui a soutenu avec enthousiasme les « révolutions » arabes, écrivait samedi 19, au lendemain du vote de la résolution 1973 :

Nous craignons, pour les révolutions arabes, les conséquences qui résulteront du sort fait à la noble révolution libyenne dont certains, en Occident et dans les gouvernements arabes veulent salir l’image d’une pureté éclatante. Le peuple libyen est désormais la victime de deux monstres rapaces, le régime oppresseur et sanguinaire de Kadhafi et les convoitises occidentales sur ses richesses[1].

On peut mesurer à la lecture de ces lignes l’étendue de la mystification dont la notion même de révolution a été l’instrument. J’ai écrit dans un précédent article[2] que la « révolution arabe » était un leurre, c’est-à-dire, je le précise maintenant, littéralement un artifice, une fausse donne destinée à nous abuser. Il y a sans doute un rapport étroit entre les évolutions en cours en Tunisie et en Egypte et l’agression militaire dirigée contre la Libye. Mais si on admet une telle vérité, elle est bien la seule qu’énonce ici l’éditorialiste d’El Quds, car pour le reste cette vision qu’il a d’un Occident intervenant malencontreusement pour ternir un processus démocratique arabe irréprochable relève, si on ne préjuge pas de sa bonne foi, de la myopie. Elle consiste à accréditer la thèse que la matrice de l’ensemble des événements survenus dans le monde arabe, leur grille de lecture est, y compris en Libye, la « révolution » des peuples arabes.

Or, si l’on admet que nous sommes en présence d’un processus unique, deux raisonnements sont possibles :

- Ou on établit l’authenticité des révolutions arabes et on pourra soutenir que l’insurrection de Libye est une révolution que l’intervention étrangère est venue corrompre.

- Ou on établit que les événements de Libye sont, depuis leur début, un coup monté de l’extérieur pour renverser le régime, et la suspicion viendra peser sur l’ensemble des troubles qui secouent une quinzaine de pays arabes depuis trois mois.

1. Si l’on part de la première hypothèse, on est obligé de constater qu’on nous a vendu, en guise de révolution populaire, un processus dont les faux-semblants étaient parfois grossiers. Rien à ce jour ne permet de soutenir, en Tunisie et en Égypte, l’idée d’une victoire des peuples contre leurs tyrans alors que ce sont les appareils militaires, notoirement liés aux Etats-Unis, qui se sont débarrassés de deux dictateurs encombrants. En Tunisie, pour pérenniser la domination de la bureaucratie politique sous des dehors plus présentables ; en Egypte pour rationaliser et légitimer le pouvoir de l’armée, absolument indispensable aux desseins américains dans toute la région du Moyen-Orient.

2. Si l’on retient la seconde hypothèse, on relève d’emblée qu’il fallait être sérieusement hypnotisé par le fameux « effet dominos » (formule de propagande vide de contenu mais d’une efficacité redoutable) pour ne pas s’aviser que les événements de Libye ont suivi un déroulement singulier, sans aucun doute rigoureusement planifié. C’est à propos de ce pays que la désinformation, orchestrée en particulier par Aljazeera, a été la plus terrible. Pendant les dix premiers jours des troubles qui ont commencé le 15 février, les médias se sont acharnés à nous convaincre que ce sont des « manifestants » désarmés qui affrontaient la police et les milices de Kadhafi. Au point que, le 25 février, on nous annonçait que ces « manifestants » s’apprêtaient à marcher sur Tripoli ! Au même moment, on apprenait que le régime de Kadhafi ne contrôlait plus la moitié orientale et la pointe occidentale du pays. Comment ne pas voir qu’une conquête territoriale si expéditive ne pouvait être l’œuvre que d’une insurrection armée, préparée et dûment soutenue de l’extérieur ? Le fait que, dès le premier jour, les insurgés aient brandi le drapeau de la monarchie attestait pourtant indiscutablement la préméditation. De même, la présence, révélée par un article du Sunday Times, de huit commandos des forces spéciales britanniques tombés entre les mains des forces rebelles dans l’Est du pays, prouvait que les armées occidentales avaient introduit très tôt des hommes sur le territoire libyen. Ce que sont venues confirmer d’autres sources assurant que des conseillers militaires américains, britanniques et français avaient été débarqués dans la région de Benghazi. Il était dès lors évident que l’affaire libyenne présentait les caractères d’un coup d’Etat fomenté avec des concours étrangers.

Il n’est pas exclu que les Occidentaux aient un temps escompté un ralliement des militaires à l’insurrection mais les forces armées semblent être restées pour l’essentiel fidèles au régime, en dépit de quelques défections. On a pu dire alors que Obama, qui n’aurait voulu à aucun prix imiter l’exemple de Bush en Irak, était prêt à abandonner les insurgés à leur sort. En réalité, il est probable que l’intervention militaire était dès le départ envisagée en cas de mise en échec de l’insurrection[3] et que les Américains ont seulement préféré ne pas se positionner au premier plan.

Pour ces raisons, l’hypothèse d’un plan visant au renversement du régime libyen mené de concert avec des puissances étrangères me paraît, alors même que le pays est écrasé par les bombes de la « coalition », beaucoup plus vraisemblable que celle des révolutions arabes. Or, si l’insurrection libyenne n’est pas, comme l’écrit l’éditorialiste d’El Qods, une révolution arabe dont l’intervention étrangère est venue souiller la « pureté éclatante », et si on admet en même temps que l’ensemble des événements actuels participent du même processus, quelle peut en être la véritable grille de lecture ?

A l’heure qu’il est, je dois admettre qu’il est difficile de proposer une réponse à cette question qui soit suffisamment étayée.

Cependant, depuis le début des événements, il existe des raisons de soupçonner qu’une entreprise de grande envergure est en cours de réalisation. Elle viserait à réaliser un remodelage géopolitique du monde arabe et comporterait, au vu des derniers développement en Libye, deux volets distincts : un projet de réforme des régimes arabes plus ou moins explicitement alliés aux États-Unis et un dessein beaucoup plus agressif et radical à l’égard des récalcitrants. Elle serait une sorte de fusion des méthodes Bush et Obama.

S’agissant du premier volet, il consisterait, dans le sillage de l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak, en l’expérimentation d’un modèle de démocratie sans souveraineté populaire, c’est-à-dire une hérésie qu’aucun peuple au monde ne saurait accepter. Outre les appareils militaires des Etats, qu’ils ont acquis à leur cause par le moyen du Dialogue Méditerranéen de l’OTAN et le Commandement Africa (AfriCom), les Américains, afin de promouvoir des « formes » démocratiques qui court-circuitent la volonté populaire, par trop soumise à leurs yeux à l’influence islamiste, s’attacheraient à favoriser l’émergence des couches urbaines de la classe moyenne

Le second volet, le plus violent, aurait la prééminence. Car si la réforme accomplie en Égypte – et à un degré nettement moindre en Tunisie – est certes d’une grande importance stratégique, c’est avec la présente intervention militaire qu’on entre dans le vif du sujet. La vérité des événements qui secouent le monde arabe est dans l’agression contre la Libye.

Et après la Libye ? Si ce vent nouveau qui a suscité tant d’espoirs insensés n’était en définitive que le vent mauvais que nous pressentions depuis le début, ce sont les pires hypothèses qu’il faudrait envisager. Et nous serions au moins d’accord sur un point avec l’éditorialiste d’El Quds : il faut craindre que la Syrie soit la prochaine cible.




NOTES

[1] Abdelbari Atwan, Répétition en Libye et objectif la Syrie (بروفة ليبية والهدف سورية), El Quds El Arabi, édition des 19-20 mars 2011.

[2] Voir notre article daté du 18 février et intitulé « Algérie : le leurre de la révolution arabe ».

[3] Dès le 27 février, Hillary Clinton déclarait : « Je crois qu’il est trop tôt pour dire comment cela va se dérouler, mais les États-Unis seront prêts et préparés à offrir tout type d’assistance souhaitée ». Elle annonçait deux jours plus tard « des préparatifs pour le moment où nous estimerons qu’il est nécessaire, pour des raisons humanitaires et autres, que des mesures soient prises ». Le 1e mars, le porte-parole du Pentagone, anticipant une intervention « humanitaire », précisait : « Les États-unis sont en train de repositionner leurs forces navales et aériennes dans la région » pour préparer « leur gamme complète d’options » à l’égard de la Libye