samedi 29 juillet 2023

CE QU’EST LE JOURNALISME DE COMMANDE

Khaled Satour

Prenez la peine de lire cet article d’Algérie Presse Service (APS) publié le 27 juillet sous le titre « France 24, cette chaîne poubelle [1]». Il prend à partie la chaîne phare du groupe France Médias Monde et sa couverture jugée tendancieuse des incendies qui ont récemment ravagé des wilayates du Nord algérien. D’après l’APS, « cette chaîne grossière, vulgaire, honteuse, sans aucun respect pour la mémoire des victimes, a comme à son habitude ciblé l’Algérie, comme si les incendies n’avaient affecté que l’Algérie ».

A travers la chaîne française, l’APS vise sans le nommer un certain Karim Amellal, qui occupe auprès d’Emmanuel Macron le poste d’ambassadeur et délégué interministériel à la Méditerranée et qui est présenté à la fois comme l’un des « marionnettistes néocoloniaux de France 24 », aidé en cela par « une proche parente », et comme ayant des « "connections" avérées avec l’organisation terroriste MAK ». Mais le texte élargit la critique à l’ensemble de la politique africaine de la France dont la chaîne ne serait que le prolongement « comme l’a été à une triste époque la radio des Mille Collines au Rwanda ».

L’article de l’agence officielle algérienne constitue donc une nouvelle escalade dans la joute verbale et épistolaire opposant Alger et Paris, mais ce n’est pas en cela qu’il m’intéresse. Pas plus que ne m’intéresse la charge portée contre France 24 et Karim Amellal, dont il est vrai que la nomination au poste élastique et éclectique qu’il occupe n’est certainement pas un geste de conciliation fait en direction de l’Algérie, tant sa proximité avec le régime marocain et le lobby sioniste français est connue.

Ce qui retient l'attention, c’est l’indigence de ce texte, dans le fond et dans la forme.

Le ton de récrimination qu’il utilise est tout à fait déconcertant : l’APS reproche à France 24 de « n’évoquer que deux wilayas, favorisant ainsi le jeu du mouvement terroriste MAK, de ses protecteurs et des organisations terroristes qui projettent de s’accaparer une région dont ils ont été chassés par la population qui les rejette catégoriquement ». Elle précise que « cette focalisation a des visées diaboliques qui n’ont rien à avoir avec une quelconque action humaine (sic) ». Et d’ajouter : « les néocoloniaux, les protecteurs du mouvement terroriste MAK qui sévissent sur la chaîne de l’Etat français, qui est moralement condamnable, ont décidé depuis belle lurette de faire preuve de cécité et de rester inaudible sur cette Algérie qui émerge (re-sic) ».

A travers ce ton plaintif, accompagnant un amoncellement de réprimandes naïves et ressassant des espoirs de reconnaissance déçus, on croirait presque entendre la voix de Abdelmadjid Tebboune reprochant avec acrimonie à Emmanuel Macron de l’avoir trahi.

A défaut d’une plume talentueuse capable de réagir dignement sous le couvert d’un article de presse, on aurait dû préférer à cet étalage de griefs et de doléances (en appelant à la morale et à l’humanité contre toutes les diableries du monde) le froid détachement d’un communiqué du ministère des affaires étrangères.

Et que dire de cet amateurisme politique qui, prétendant ramener le MAK à sa dimension d’insignifiance, aboutit à en faire un enjeu de premier ordre dans la relation franco-algérienne, soumis aux humeurs d’un sombre conseiller et de son obscure sœur journaliste à France 24 ?

Ayant fait taire la voix de toute presse discordante, le régime algérien se retrouve seul avec le journalisme de commande. Il peut être assuré que ce journalisme-là le soutiendra, comme la corde soutient le pendu.

 

dimanche 23 juillet 2023

LA VIOLENCE POLICIÈRE EN FRANCE VUE DU BALCON DE LA RÉPUBLIQUE


  

Khaled Satour

Sur cet extrait d’une vidéo diffusée par BFM TV[1] le 20 juillet, on voit des policiers français venus applaudir quatre de leurs collègues de la BAC (Brigade anticriminalité) qui venaient d’être auditionnés pour avoir défiguré et tabassé à Marseille le jeune Hedi dans la nuit du 1e au 2 juillet.

Le jeune homme, âgé de 22 ans, était en compagnie de son ami Lilian quand il a croisé la route de 4 ou 5 policiers. Il a raconté les faits à un journaliste de Mediapart : « On leur a dit bonsoir, mais on a vite compris qu’ils étaient énervés et fermés à la discussion. » Les policiers n’ont pas répondu. L’un d’eux aurait juste agrippé son lanceur de balle de défense (LBD), un autre se serait saisi de sa matraque pour asséner un coup au visage de Lilian. « Il s’est protégé avec son bras, puis il a réussi à partir en cavalant. » Hedi n’y parvient pas. Il reçoit donc une balle de LBD à la tête, puis il est traîné au sol sur dix mètres avant d’être tabassé par les quatre policiers et laissé pour mort sur le pavé. Il a été hospitalisé jusqu’au 13 juillet.

Ce sont au total 7 jeunes qui ont subi des blessures graves du fait de la répression par la police des émeutes qui ont suivi la mort de Nahel, dont 5 ont été éborgnés par des tirs de LBD.

C’est dire que, s’étant soulevées pour protester contre la violence policière, les banlieues ont dû y faire face de plus belle. Les tribunaux n’ont pas chômé puisqu’ils ont eu à juger plus de 1000 émeutiers présumés, souvent en comparution immédiate et sur la base des seuls rapports de police, prononçant plus de 800 condamnations à des peines de prison ferme.

Une dérive du régime ou de la nation ?

Préposés au contrôle des banlieues, les services de police français sont la seule interface de l’Etat dans ces territoires. Du fait de ce monopole de fait, ils ont fini par sortir de leur rôle d’instrument assurant le respect de la loi pour se constituer en groupe de pression faisant prévaloir son esprit de corps sur l’intérêt public. Leurs syndicats sont devenus des interlocuteurs influents dans la définition des politiques de sécurité, des relais opérationnels des courants politiques les plus radicaux, « commandant » à des troupes qui se chargent de traduire leur violence verbale en actes, puisqu’elles en détiennent les moyens les plus sophistiqués.

Cette violence policière assumée dans son arbitraire peut-elle bousculer le cadre doctrinal qui en dénie traditionnellement la réalité ?

La France préfère se définir en tout comme « républicaine ». La révolte des banlieues interroge-t-elle la réalité de l’Etat-gendarme ? On a tôt fait de clore le débat sur la violence policière (qu’il faut absolument mettre au singulier pour en marquer le caractère conceptuel) par le credo sur la police « républicaine ». Une dérobade qui est de moins en moins convaincante. La police constitue bel et bien un problème puisque presque simultanément le sociologue Didier Fassin et Jean-Luc Mélenchon ont eu la même formule : « l’État a peur de sa police ». C’est de deux choses l’une : ou bien les appareils policiers se sont affranchis de la loi, sont en mesure, dans la promiscuité vécue avec les immigrés, d’exercer une violence libre de toute sanction sinon de tout contrôle, et c’est une dérive du régime. Ou bien ils exercent cette violence par délégation de l’État et de ses mandants, comme un privilège consenti par la loi, et c’est une dérive de la nation.

Si l’on ajoute à la loi SILT de 2017 qui a pérennisé des dispositions prises dans le cadre de l’état d’urgence antiterroriste des années 2015 et 2016 la réactivation des lois sur l’immigration, dans un climat d’amalgame accréditant l’idée que les banlieues sont un danger à la fois intérieur et extérieur, on peut redouter la consolidation d’une police agissant « au nom et en fonction des principes de sa rationalité propre, sans avoir à se mouler ou à se modeler sur les règles de justice[2] ». La police exerce ses prérogatives sur une ligne de crête séparant la force et le droit qui trace la frontière de l’État de droit. Si l’ordre et la sécurité ne sont conçus étroitement que comme le maintien du monopole étatique de la violence, en prenant à témoin une opinion conditionnée par des menaces apocalyptiques, l’État peut s’affranchir de la prédominance de la loi et libérer des appareils dont la logique de subversion est toujours latente[3].

Au sein de la classe politique, seul le discours de Jean-Luc Mélenchon se singularise, dans l’analyse des causes des émeutes, par un semblant de compréhension du vécu des banlieues. On doit mettre à son crédit ce franc-parler qui appelle les violences policières par leur nom, y voyant une dérive qui entraîne dans son sillage, au-delà des appareils sécuritaires, les plus hautes institutions politiques françaises. Mais est-ce que Mélenchon parle à partir d’un lieu qui lui permet d’élucider toutes les causes structurelles de la violence infligée aux minorités racisées ?

Je remarque d’abord qu’il prend dans sa dernière intervention sur les émeutes[4] le parti de s’affranchir des contraintes du discours politique. « Réfléchissons en philosophes que nous sommes », propose-t-il. On peut prendre cette annonce comme une réserve : il nous prévient d’emblée qu’il ouvre dans cette intervention (et qu’il refermera) une parenthèse enchantée à l’intérieur de laquelle il pourra se prononcer sans prendre d’engagement formel sur des questions que son mouvement continuera à traiter selon les règles qu’impose le jeu politique.

En toutes matières, la référence de Mélenchon est la doctrine républicaine. Une sorte de doctrine correctrice qu’il a coutume d’opposer aux législations que les gouvernements de Macron prétendent tirer le plus directement des principes républicains. Je me souviens par exemple qu’il avait réfuté le projet de loi séparatisme en recourant à des arguments, tirés de l’histoire de la République et des principes qui la fondent. Il avait détaillé sa conception de la laïcité, tirée de l’interprétation qu’il fallait faire de la loi de 1905 et qu’il rappelle d’ailleurs dans cette vidéo en prônant une « laïcité respectant la liberté de conscience ».

Tautologie républicaine

En somme, il mobilise la République contre la République, comme si la tautologie républicaine devait sans cesse être scandée (la République est républicaine), assuré qu’il est que celle-ci est certes un bien commun mais qu’elle ne fait pas résonner ses conceptions d’une manière univoque dans les différents camps qui s’en revendiquent. Et c’est sans doute la raison pour laquelle il élargit son champ d’inspiration à l’« unité de la pensée de gauche à travers les Lumières ».

A première vue, c’est cet élargissement qui l’autorise à réfuter l’explication que fournit la droite des émeutes des banlieues par une « régression des immigrés vers leurs origines ethniques », et à lui substituer sa propre lecture des événements comme étant une « révolte sociale » ou encore une « révolte des pauvres ». En somme, une révolte qui interpelle la République sur le terrain le plus banal de ses promesses sociales que sont notamment l’ « égalité » (« l’inégalité fait exploser la société », affirme-t-il) et la « fraternité ».

Mais ayant ainsi sacrifié à l’explication puisée dans la doxa républicaine (de « gauche »), il s’autorise à ajouter que la « révolte sociale » des banlieues trouve sa cause « dans la lutte des classes ». Il se permet cette audace sans prendre trop de risques car, s’il est vrai que l’évocation de la lutte des classes est devenue en bonne orthodoxie républicaine une sortie de route, elle reste en pratique un garde-corps sur lequel on s’appuie en dernière extrémité pour s’épargner la chute fatale : celle qui vous fait basculer par-dessus le balcon de la République universelle et atterrir dans l’univers hostile des « relativismes » qui l’insupportent. Elle est une infraction vénielle que l'on subordonne à une adhésion au triptyque de la République réparateur de tous les arbitraires (liberté, égalité, fraternité) tout en confessant, généralement en petit comité, qu’il est en vérité impropre à conjurer le soubassement de l’exploitation et de la paupérisation à grande échelle. Mais il est vrai que l’idéologie républicaine de gauche n’en est pas, dans ses vastes étendues thématiques, à une contradiction près.

Voilà ce qui explique que l’imaginaire de Mélenchon se sépare de l’imaginaire des minorités post-coloniales à l’occasion des émeutes que viennent de vivre les banlieues. Et il est au moins une raison factuelle qui aurait dû empêcher que Mélenchon ne se laisse abuser par le continuum républicain : c’est un énième crime policier qui les a provoquées. Ce n’est qu’au prix d’un laborieux effort de rationalisation républicaine qu’il est possible d’assimiler à des émeutes de la faim des insurrections périodiques contre une violence permanente des appareils de sécurité visant des zones cartographiées comme dangereuses et à ce titre régulièrement désignées, sous des prétextes divers, à une répression rythmée par des états d’urgence répétitifs (2005, 2015) qui finissent par devenir permanents (loi SILT en 2017, loi séparatisme en 2019). De sorte que la géographie de la France post-coloniale ne diffère en rien de celle du « monde colonisé coupé en deux » décrit par Frantz Fanon : « La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police (…) l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d’oppression est le gendarme ou le soldat[5] ».

L’inavouable continuum colonial

Il manque à coup sûr à la vision de Mélenchon tout le bénéfice à tirer d’une approche par le continuum colonial qui, d’après la définition qu’en rappelle Léopold Lambert, « suggère une continuité historique entre la période reconnue communément comme coloniale, et celle qui suit » dont les effets coloniaux « sont attribués soit à une inertie provoquée par le refus national d’examiner la violence du passé, soit à une volonté étatique de perpétuer cette même violence contre les mêmes groupes de personnes[6] ». Ce continuum est à la fois spatial et temporel, il est parcouru selon le même auteur de « plis de cet espace-temps qui voient des points généralement éloignés se rejoindre » comme « des sauts dans le temps liant une situation donnée à une autre dont les contextes spatial et temporel sont pourtant sensiblement différents[7] ». Un tel pli spatio-temporel peut-être vécu dans une banlieue française ou au sein d’une tribu kanak à l’instant du survol d’un hélicoptère de l’armée ou de la police. En un tel instant, dans l’esprit des communautés survolées, ce pli « joint Constantine (Algérie) en 1955, Thio (Kanaky) en 1985, et Clichy-Sous-Bois (Seine-Saint-Denis) en 2005[8] ».

On a en définitive l’impression que le continuum républicain de Mélenchon et le continuum colonial vécu dans les banlieues sont deux mondes parallèles qui coexistent alors que, par définition, ils ne peuvent être qu’alternatifs l’un par rapport à l’autre. C’est le signe que l’un des deux est forcément illusoire et c’est sans doute celui qu’observe Mélenchon du haut de son balcon, là où nul ne peut être atteint par les coups de feu tirés par la police en contrebas, dans l’enfer post-colonial.

Il reste que le leader des Insoumis laisse filtrer quelques intuitions qui donnent à penser que l’arrière-plan colonial ne lui échappe pas mais qu’il relève pour lui de l’indicible. C’est ainsi qu’il mêle subrepticement la question du racisme à son analyse de ce qu’il qualifie de « révolte des pauvres ». Il s’empresse bien sûr de préciser que le combat antiraciste ne doit s’armer que du principe républicain de fraternité. Mais mieux encore, il convoque le vieux débat qui avait déchiré la 3e République à propos de l’inégalité des races, en pleine discussion parlementaire sur le projet colonial et sa « mission civilisatrice » et se range aux côtés de Clémenceau contre Jules Ferry et son obsession de civiliser les races inférieures. Et il ne manque pas de tacler Macron qui « veut, selon lui, ramener la civilisation aux banlieues à coups de trique ».

Ce qui est sûr, c’est que, pour Mélenchon, l’arrière-plan colonial n’a de pertinence qu’historique car il a été surmonté et dépassé par le continuum républicain. Et, encore plus sûr, le leader des Insoumis ne fera pas un seul pas en direction des tenants de l'approche décoloniale.


[2] Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Gallimard-Seuil, p. 347.

[3] Ce sont des appareils potentiellement aptes à s’autonomiser dans des conjonctures de répression. On peut se demander quelle est, dans la politique sécuritaire actuelle, la part respective de la politique et de la rationalité sécuritaire. La sécurité ne structure-t-elle pas en partie un lobby agissant au niveau politique ?

[5] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002, p. 41.

[6] Léopold Lambert, États d’urgence, une histoire spatiale du continuum colonial français, Ed. Premiers Matins Novembre, 2021, p. 42.

[7] Ibid., p. 46.

[8] Ibid.