dimanche 7 avril 2024

HUMAINS, TROP HUMAINS…


  

 Khaled Satour

A l’instant même où je l’ai vue pour la première fois, cette image choquante de la barbarie m’a interpellé de manière singulière. Il en circule pourtant chaque jour des dizaines de semblables sur les réseaux sociaux qui nous rappellent d’autres images léguées par les tragédies les plus sombres du siècle dernier. Elles ont en commun d’illustrer l’acharnement avec laquelle la déshumanisation d’une communauté est mise en scène par une autre qui prétend avoir acquis sur elle un droit de vie et de mort. 

On serait tenté de prime abord de ne voir dans la scène qui s’offre de façon si impudique à notre regard que la énième ritualisation des pathologies bien connues de la domination colonialiste. Mais à y regarder de plus près, on découvre ce que cette image nous dit, à l’insu de ceux qui nous l’ont si soigneusement communiquée, de la funeste créativité de l’Histoire qui ne se répète jamais mécaniquement, les acteurs du chaos ayant toujours eu, quand il s’agit du pire, le génie d’innover. Nous avons là en vérité une représentation de la barbarie sioniste à l’œuvre à Gaza que la sémiotique de la barbarie coloniale traditionnelle ne suffit pas à décrypter.

La torture faite spectacle 

Il s’agit certes apparemment de cette même « torture faite spectacle » dont Olivier Le Cour Grandmaison, détaillant les méthodes de l’armée française en Algérie, a dit qu’elle « accomplit plus sûrement ses fonctions : faire parler et terroriser et terroriser pour faire parler en suscitant l’effroi parmi les "indigènes " afin de leur rappeler qu’ils sont des vaincus privés de tout droit ». Il précisait : « Parfois choisie au hasard parmi les habitants d’un village, la victime est souvent exposée publiquement, dénudée puis frappée pour augmenter la douleur, l’humiliation et le sentiment d’être livrée sans défense à ses tortionnaires[1] ».

Ainsi mise en scène, la torture n’était paradoxalement faite spectacle que dans ce huis-clos, cette terrible intimité qui enchaînait le colonisé au colonisateur. Le spectacle était organisé pour la seule édification de la communauté dominée, écrasée par la force brutale de l’armée d’occupation. De sorte que cette rationalité instrumentale de l’exaction commandait le champ de sa diffusion publique, de sa spectacularité, le restreignant à la juste mesure de leur fonction.

Spectacle donc mais spectacle à huis-clos, le seul dans lequel la civilisation se laissait aller à afficher sa barbarie. Car, lorsqu’il élargissait sa propagande, le colonialisme se pliait aux contraintes de son idéologie qui lui a fait assigner à la barbarie et à la civilisation leurs camps respectifs, définis une bonne fois pour toutes tout au long du 19e siècle, afin de légitimer les dévastations qu’il a causées sur les cinq continents. L’objectif explicite de la conquête coloniale était le don gracieux de la civilisation que l’Europe était présumée faire à des sociétés barbares peuplées d’une humanité inférieure.

De telle sorte que, lorsque la barbarie colonialiste, avec son cortège de crimes de masse, débordait du champ restreint de la spectacularité qu’on lui assignait, se révélant aux opinions publiques des « métropoles », on était obligé d’y diagnostiquer une anomie, c’est-à-dire une éclipse intermittente de la norme fondamentale qui régissait l’entreprise coloniale. Une morale de l’indignation qui n’était rien d’autre qu’un déni au second degré, une habile défense du mythe contre la réalité, donnait alors de la voix, portée tantôt par la réprobation d’un Tocqueville affirmant que « nous faisons la guerre de manière plus barbare que les Arabes eux-mêmes », tantôt par l’injonction vertueuse d’un Lamartine appelant à revenir à « la guerre des civilisés ».

« Scandales coloniaux »

Mais, comme la récurrence des abominations a fini par être de notoriété publique, on en est venu à les doter d’une identité distinctive qui les réduisait à des pathologies bénignes affectant le corps sain du projet colonial. Les épisodes les plus ignobles de la terreur exercée contre des populations désarmées ont été qualifiés de « scandales coloniaux », c’est-à-dire de ratures grossières et importunes faites dans la tapisserie lisse et régulière tissée par l’œuvre de civilisation.

Cela s’imposait d’autant plus que ces ratures commençaient à être documentées par la photographie. Une première fois, en 1889 à Bakel (Mali), le colonel français Louis Archinard commit l’erreur de faire procéder à l’exécution sommaire et à la décapitation de plusieurs dizaines de combattants du général résistant Ahmadou Tall devant l’objectif d’un photographe. Le journal L’illustration a publié les photos montrant « les corps traînés au bord du fleuve pour y être jetés, ainsi que cinq têtes tranchées, soigneusement découpées ». Puis, au début des années 1890, au Congo, le roi des Belges Léopold II soumettait la population masculine du district de l’Équateur au travail forcé dans l’extraction du caoutchouc, après avoir pris en otages les femmes et les enfants. Ses généraux ordonnèrent que les réfractaires soient exécutés et leurs mains coupées et collectées en guise de preuves dans des paniers. Un journaliste britannique put filmer « des Congolais mutilés – hommes, femmes et enfants, dont les moignons étaient bien visibles », attestant par l’image que, pour économiser les munitions, les mutilations furent aussi appliquées à vif. Plus tard, en 1911, un quotidien français devait publier les clichés de pendaisons effectuées en Libye par l’armée italienne et, en 1913, L’Humanité diffusait « la photographie de vingt têtes de Marocains exposées sur un mur par des soldats français[2] ». Et ce ne sont que quelques exemples parmi d’autres.

Image tirée du magazine L’Illustration du 11 avril 1891 à l’origine du livre de Daniel Schneidermann. © Agefotostock/Photo12/De Agostini/ Biblioteca Ambrosiana
    Photo des 5 têtes de Bakel publiée par L’Illustration en 1891

Bien sûr, et nous ne le savons que trop bien, la mise en image de l’horreur coloniale fut impuissante à dissuader la sauvagerie des corps expéditionnaires, notamment en Afrique du Nord et en Afrique sub-saharienne. Une fois que la polémique provoquée par  l’épisode de Bakel fut oubliée, rien ne s’opposa à ce que Archinald fût promu général puis élevé à la grand-croix de la Légion d’honneur. L’accoutumance de l’opinion avait fini par éroder l’impact des « scandales coloniaux ». De même que les scandales de la corruption sont vécus comme des dérapages individuels justiciables du droit commun et entièrement déconnectés de la sauvagerie capitaliste, les pires exactions coloniales sont devenues des faits délictuels impliquant des personnalités qu’on avait vite fait de réhabiliter plus ou moins ouvertement sans que leur soit même retiré le mérite d’avoir fait progresser la cause de la civilisation, bien au contraire.

Le sionisme est génocidaire par prédétermination

La barbarie sioniste telle qu’elle se met en spectacle aujourd’hui à Gaza se démarque de ces antécédents européens et rien ne démontre mieux sa singularité que l’image qui a inspiré mon propos. Cette image nous dit tout de ce qui distingue le sionisme des formes de colonialisme qui l’ont précédé. S’il s’y révèle un tel affranchissement de la censure, de la pudeur hypocrite qui portaient ses prédécesseurs à la dissimulation, c’est parce que le colonialisme israélien est, dans la revendication de son horreur, en phase parfaite avec sa genèse et son projet.

Le sionisme est en quelque sorte génocidaire par prédétermination. Il l’est d’abord doctrinalement par le présupposé de l’inexistence d’une population autochtone sur le territoire ouvert à sa conquête. L’anéantissement symbolique de cette population fut la présomption fantasmatique posée comme un préalable par ses fondateurs depuis la fin du 19e siècle quand eurent lieu les premières acquisitions de terre par le fonds national juif. Cet anéantissement s’exprimait dans le slogan qualifiant la Palestine de « terre sans peuple » dont le caractère performatif a été puissamment intégré par les concepteurs et les exécutants de l’œuvre coloniale d’Israël.

On sait ce qu’il découle d’un tel discours à prétention performative lorsqu’il est mis à l’épreuve du réel : il légitime les pires extrémités de l’action violente pour mettre la réalité en adéquation avec le fantasme. En l’occurrence, dès les années 1920, le plan directeur tracé par les sionistes était le « transfert » de cette population qui fut d’abord conçu comme un projet « technique » de déplacement dans un autre pays arabe, organisé avec l’appui logistique britannique et même américain (projet Hoover en 1945), avant de se convertir en mission militaire, exécutée par les moyens de la terreur et dévolue notamment aux brigades spéciales chargées de mener contre les villages des actions nocturnes de harcèlement. « Pas un village, pas une tribu ne doit rester », tel était le mot d’ordre[3]. Et c’est ainsi que, bien avant 1947, le terrorisme sioniste a œuvré à matérialiser par toutes les formes du crime l’anéantissement symbolique préalable posé par la doctrine. Et plus la réalité résistait au fantasme, plus la violence de destruction redoublait, 75 ans de crimes de masse en attestent suffisamment.

A cet égard, l’attaque palestinienne du 7 octobre a constitué pour les Israéliens la révolte du réel la plus inacceptable qui soit : la protestation d’existence du peuple palestinien qui était déjà devenue à la longue insupportable s’est soudain muée en rébellion armée appuyée sur une volonté programmée et organisée de retourner la violence contre la violence. 

Or, Israël s’est depuis toujours affranchi de toute prétention à l’apport de civilisation à quiconque car il s’est édifié sur un présupposé radical qu’aucune forme antérieure de colonialisme n’avait osé alléguer et que l’idéologie ayant présidé à l’extermination des autochtones d’Amérique elle-même n’avait jamais formulé aussi explicitement : celui de l’incompatibilité absolue de l’existence simultanée en Palestine de deux peuples. La simple présence du peuple palestinien étant antinomique avec le projet sioniste, son extermination et les multiples procédés barbares qu’elle requiert (massacres de masse, nettoyage ethnique, voire génocide) sont une exigence vitale : ils relèvent de la défense du droit à exister, érigé en obsession paranoïaque.

Quand des dégénérés filment leurs abjections

Et c’est cette essence génocidaire du sionisme qui explique la liberté avec laquelle depuis le 7 octobre les discours sur l’élimination des « animaux humains », le massacre de tous les Palestiniens, enfants compris, le transfert des populations jusque dans les pays africains les plus improbables, la liquidation collective à l’arme atomique, etc., ont pu s’exprimer ouvertement.

Plus significatif, à une époque où l’image est partagée dans le monde entier à la vitesse de l’éclair, le flot de photos et de vidéos dans lesquels les militaires israéliens mettent en scène sur le ton léger de l’insouciance les scènes abjectes banalisant les souffrances qu’ils infligent aux Palestiniens comme s’il ne s’agissait que de parodies, n’a donc pas fuité par l’effet de leur imprudence. Les exactions israéliennes sont abondamment diffusées, notamment sur Tik Tok, par leurs auteurs qui se filment par la même occasion sous les traits des criminels dégénérés que l’idéologie sioniste et le discours de guerre rabbinique ont fait d’eux.

Un stand de la foire aux horreurs

La scène que j’ai reproduite témoigne d’un paroxysme de la violence non seulement parce qu’elle donne à voir ce qu’il peut être infligé de plus atroce à des corps humains réduits à l’impuissance mais aussi parce que, à la différence de l’hystérie subalterne qui anime les vidéastes de Tik Tok, c’est un ordonnancement hiératique qui y préside. Le signe incontestable que c’est à l’échelle d’un commandement situé quelque part dans la hiérarchie militaire israélienne qu’elle a été conçue et réalisée.

On y voit les soldats en uniforme réglementaire dans la posture tranquille de tenanciers d’un stand de la foire aux horreurs, maîtres absolus de la scène qui ne semble avoir été montée et même savamment agencée que pour les besoins de l’exposition. La scène révèle aussi tout le « travail » préparatoire par lequel des corps sensibles et sans défense ont été longuement tourmentés avant d’être présentés comme des produits finis, nus, ligotés, alignés, réduits à leur plus simple expression d’objets sans âme, étiquetés et numérotés, sur lesquels les hématomes seuls rendent compte de la souffrance humaine qu’on leur a fait endurer. La torture est ici « faite spectacle » de façon solennelle, officielle, et, en violation des règles de l’ancien huis-clos colonial restreint aux suppliciés et à leur communauté la plus proche, délivrée au monde entier.

La liberté du regard

Mais, et c’est là que je voulais en venir, cette mise en spectacle, ces apprêtements de l’horreur et toute la cosmétique de son emballage sont impuissants à commander notre regard. Sur cette image, nous restons libres de voir la vérité, de voir que les soldats d’Israël n’y apparaissent que comme des pantins désincarnés aux ordres d’une haine recuite et que l’humanité, toute l’humanité dans sa pleine incarnation, se concentre dans ces corps suppliciés dont la nudité et les outrages de la torture ne font que souligner la dignité d’êtres de chair et de sang.

J’ose la comparaison avec les premières représentations du Christ en croix et l’insistance de l’Église antique sur la nécessité qu’elles ne gomment pas l’humanité de Jésus. « Il faut que le peintre nous mène, comme par la main, recommandait un des conciles de Constantinople, au souvenir de Jésus vivant en chair ». Comme le relèvent G. Mordillard et J. Prieur, « l’expression des terribles réalités du supplice et de ses conséquences physiques sera, à travers la peinture, l’une des grandes conquêtes de l’humanisme (…) Dès lors, les souffrances de Jésus, le décharnement de son corps, les boursouflures de ses plaies, la noirceur de ses ecchymoses, ses larmes, sa sueur sont exposés sans craindre la morbidité la plus extrême[4] ».

Oui, conjurons l’impuissance et le désespoir que les metteurs en scène de l'infamie veulent susciter en nous. Préservons la liberté de notre regard : la barbarie israélienne, malgré les raffinements de sa mise en scène, ne contre-produit que l’humanité inaltérable de ses victimes. « Humains, trop humains » sont les Palestiniens.


[1] Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser exterminer, Sur la guerre et l’Etat colonial, Fayard, 2005, pp. 152-153.

[2] Citations extraites de : Sylvain Venayre, Les guerres lointaines de la paix, Civilisation et barbarie depuis le XIXe siècle, 2023, Gallimard, pp. 180 et s.

[3] Sandrine Mansour-Mérien, L’histoire occultée des Palestiniens, 1947-1953, 2013, Privat, pp. 95 et s.

[4] G. Mordillard et J. Prieur, Jésus contre Jésus, 1999, Seuil, pp. 91-92.


 

1 commentaire:

  1. Tu t'es surpassé. J'ai lu et relu cette publication à mainte reprise. Je la relirai sûrement encore. J'ai pensé au Rowanda et à Chabra et Satila.

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