lundi 21 décembre 2009

DE L’ORDRE REPUBLICAIN A L’ORDRE DU BANDIT

Quelques dérives actuelles de l’Etat de droit


Khaled Satour
La votation suisse interdisant la construction des minarets et la persévérance des élus français dans leur volonté d’interdire le voile intégral dans les lieux publics, sur fond de débat sur l’identité nationale, sont, sans aucun doute, les données d’une campagne menée contre une catégorie de la société que l’on ne définit plus que comme des Musulmans.
Mais je ne pense pas que ces derniers, désignés comme tels dans une acception extensive et pour une bonne part allégorique du terme, aient le moindre intérêt à se défendre en cette qualité. Ils s’exposeraient à jouer à chaque fois perdant. Dans l’affaire des caricatures du prophète, déjà, c’était se fourvoyer que de dénoncer le blasphème alors que l’injure visait des hommes et des femmes et participait de l’incitation à la haine raciale.
Peu nous importe donc que le port du voile intégral découle ou non d’une interprétation correcte du Coran, que le minaret remonte à l’Etat médinois ou à l’époque des Omeyyades. Qu’y aurait-il à tirer de controverses de jurisconsultes ? L’histoire de l’islam nous prouve qu’elles ont toujours tourné à l’avantage des pouvoirs en place. L’Etat français, rompu de longue date à la promotion des élites coloniales, a lui-même ses dignitaires religieux prêts à lui fournir toutes les cautions "savantes" qu’il leur demandera. Il faut rejeter en bloc la référence à un "islam de France", produit dérivé de l’identité nationale française, qui n’annonce que la légitimation des mesures d’interdiction passées et à venir.

La nation pour redéfinir les termes de la représentation
Par ailleurs, il est trop évident que cette nouvelle approche de l’immigration par l’islam est une manœuvre de l’idéologie. Elle s’est trop facilement imposée : il a suffi qu’on ouvre un débat sur l’identité nationale pour qu’il ne soit plus question que de cette religion. Preuve que la nation n’a jamais produit de définition positive d’elle-même et a de tous temps été au service de la désignation d’ennemis. Cette manœuvre vise à n’en point douter à nier des contradictions sensibles de la société et à leur ôter toute charge politique – en les rendant justiciables d’un consensus national/religieux.
Nous sommes dans le prolongement de la thématique de campagne qui a porté Nicolas Sarkozy à la présidence de la République et qu’il a imposée en martelant des formules telles que "Vive la République et par-dessus tout vive la France". C’était une combinaison du discours national originel et du plus actuel nationalisme, le premier conférant au second sa légitimité. La nation, définie par "ceux qui se lèvent tôt", ce n’était rien d’autre que l’instrumentalisation anachronique et réactionnaire du discours révolutionnaire. Des formules de Sieyès étaient paraphrasées à contre-emploi :

Une classe entière de citoyens (…) saurait consumer la meilleure part du produit, sans avoir concouru en rien à le faire naître. Une telle classe est assurément étrangère à la nation par sa fainéantise.

L’équation assisté/étranger, chère au Front national, était ainsi rationalisée par la référence au mérite et moralisée par la revendication de l’égalité. Dissocié, au premier degré, de toute xénophobie et dédié à la contestation des "privilèges", ce discours pouvait compter sur la perspicacité élémentaire des électeurs : "Ceux qui ne se lèvent pas tôt" étaient ceux-là même qui "n’aiment pas la France".
La campagne de Sarkozy a été considérée par les "analystes" comme un chef-d’œuvre de cohérence. Quoi de plus républicain que de solliciter le suffrage des citoyens en ne s’adressant jamais qu’à la nation ? Celle-ci n’est-elle pas très exactement la collectivité des citoyens ? En fait, la nation était interpellée dans son acception sélective et les termes du mandat représentatif s’en trouvaient reformulés. Or, c’est la vérité première de la représentation que le mandant ne délègue que pour lui-même. La nation que Sarkozy convoquait aux urnes, celle dont il serait le président, était celle de l’hymne national et du drapeau tricolore, celle du consensus. Les banlieues n’y avaient aucune part car elles ont ce défaut majeur de soulever des thématiques rebelles au consensus que la totalisation nationale ne peut appréhender que comme une pathologie exogène. A peine avaient-elles, aux dires des statistiques électorales, embarqué quelques renforts dans le train de la citoyenneté que celui-ci était désaffecté. Elles étaient vouées à n’être qu’un solde inutilisable de la représentation.

Quelle conception du politique pour quelle articulation sur le droit ?
C’est dire que les données et les enjeux du débat sur l’identité nationale sont avant tout politiques. Mais nous savons bien que le politique est une notion polysémique. Excluons d’emblée ce paradigme idéal qui fait les délices des théoriciens de la science politique entichés de la démocratie grecque. Il se réfère à un espace construit de délibération entre égaux dans lequel les rapports de domination n’auraient pas cours.
Plus probablement, faisons-nous référence au système institutionnalisé par les régimes pluralistes comme le régime français ? Le politique est dans ce cas le mode spécifique de refoulement des rapports de domination qui les déguise en oppositions arbitrables.
A moins qu’il ne s’agisse du politique défini comme relation d’inimitié tel que l’énonce Carl Schmitt, et dans lequel les adversaires deviennent des ennemis entre lesquels aucun arbitrage n’est possible.
Ces deux dernières acceptions du politique se différencient en particulier par leur articulation au droit. Et cela nous ramène à notre premier propos puisque cette irruption de l’identité nationale a actuellement pour manifestation des projets de législation.
L’Etat politique pluraliste a pour fonction historique de rationaliser la domination de classe en proposant à toutes les classes sociales la citoyenneté universelle et l’égalité des individus en droit. C’est l’Etat de droit, qui se dit en France laïc et républicain, et qui se fonde sur « l’opposition entre les spécificités de l’homme privé, membre de la société civile, et l’universalisme du citoyen » (Dominique Schnapper). Bâti à la mesure des oppositions qu’il entend rationaliser, il dispose, dans son fonctionnement le plus équitable possible, dans son respect le plus scrupuleux du droit, de toutes les ressources nécessaires à sa fonction de domination. Libre aux classes assujetties de s’y donner pour horizon des objectifs légaux de réforme (quand elles ne recourent pas à des objectifs de dépassement par la révolution, ce qui est un autre problème).
Cet Etat politique ne peut, dans son essence, se faire l’instrument de la domination de minorités ethniques ou religieuses qu’en la reconvertissant aux données de la domination sociale. A défaut de quoi, dans l’hypothèse où il s’abandonne aux phobies ethniques ou culturalistes, il donnera immanquablement des signes visibles d’atteintes au droit et de dysfonctionnements institutionnels.
Ce qui nous rappelle à l’actualité. La France, et à des degrés divers l’Europe, est animée de la volonté désormais avouée de parer à la menace (imaginaire) de l’islam et nous voyons à l’œuvre deux stratégies : celle que prône la gauche et qui s’appuie sur une vigilance laïque maladive et celle que met en œuvre la droite sarkozienne qui appelle en renfort l’idée nationale – laquelle, ne l’oublions pas, tient sa genèse historique de la guerre des races.

La règle de droit réduite à un accessoire utilitaire
Pour illustrer la différence entre les deux stratégies, je dirai que le spectacle de femmes voilées dans la rue suscitera une réprobation verbalisée à gauche comme le refus de la soumission de la femme et à droite comme la preuve que la France n’est plus ce qu’elle fut. Mais le sentiment profond sera le même dans les deux camps : à travers ces femmes, tous verront se profiler la charia, l’armée des Sarrasins et le califat.
Voilà pourquoi aucune de ces deux stratégies ne s’accomplit sans qu’apparaissent des dysfonctionnements dans le droit. Encore faut-il l’acuité du regard et la radicalité du jugement nécessaires pour les apercevoir. En particulier lorsque la gauche est à la manœuvre.
Car j’entends bien que le souci, que je vais développer, d’une stricte application de la loi ne signifie pas une approbation des slogans de cette gauche ni qu’il faille aller bêler son adhésion à l’Etat laïque et républicain sur toutes les tribunes. Je ne veux m’intéresser aux atteintes au droit qu’en tant que révélateur d’un glissement vers des formes tyranniques. Et je sais que l’alibi laïc et républicain peut, autant que celui de l’identité nationale, constituer un vecteur de ce glissement. C’est d’ailleurs lui qui a justifié l’interdiction du voile à l’école. Quant au débat actuel sur le port du voile intégral, devrait-on applaudir à son interdiction pour un motif de gauche, fondé, comme on a pu l’entendre, sur le précédent de l’interdiction du lancer de nains, pour la seule raison qu’on aurait de ce fait échappé à son interdiction pour un motif de droite, par exemple les traditions de la civilisation européenne ou toute autre stupidité ?
Que l’on considère ce titre du Monde du 12 novembre : « Les obstacles juridiques à l’interdiction du port de la burqa dans l’espace public ». Il suggère que le droit en vigueur n’aurait rien à redire d’un phénomène qui est le simple exercice d’une liberté. Mais il présage de ce qu’on est décidé à lui faire violence pour qu’il en aille désormais autrement. L’article rend compte des objections à l’interdiction telles que les ont formulées des juristes de renom auditionnés par la mission d’information sur « la pratique du port du voile intégral sur le territoire national » : les motifs préconisés ont généralement été réfutés. Un seul juriste, Guy Carcassonne, a proposé que le législateur pose pour principe qu’ « on n’a pas à se dissimuler quand on est en public » parce qu’on doit pouvoir être identifié. Eh bien, c’est par ce trou de souris qu’on va sans doute faire passer une loi attentatoire à la liberté ! Et on peut parier que, sortis de l’enceinte de l’audition, les collègues de M. Carcassonne remiseront leurs objections par révérence pour ce qui pourrait devenir une « loi de la République ».
Le droit est devenu utilitaire. On s’empare d’un phénomène, d’un comportement ou d’une pratique, dont la légalité n’est pas contestée mais qui offense le regard. On suscite à son propos un débat en le popularisant à coups de sondages. On en fait une question d’appréciation et on interroge les politiques, les stars du cinéma et des variétés : Etes-vous pour l’interdiction de la burqa ? Pensez-vous qu’il faut la limiter aux locaux publics ou l’étendre à la rue ? Alors même que les aspects juridiques du phénomène sont occultés ou confinés dans une stricte confidentialité, on le présente comme anomique au regard des considérations idéologiques les plus diverses et les plus confuses. Et une fois le consensus assuré, car c’est une affaire d’opinion et non de légalité, le législateur est investi de la tâche de le matérialiser en mesure radicale et sans appel.
C’est cette démarche qui avait été adoptée pour interdire le port du voile à l’école. Lorsque le phénomène fut pointé du doigt en France dans les années 1980, on s’empressa de le requalifier : ce qui n’était que l’application individuelle d’une prescription religieuse devint le port d’un signe religieux. Or, arborer un signe, c’est communiquer un message. Dès lors, il ne pouvait relever que de la sémiotique de l’espace public laïc qui a ses experts patentés : on ne vit plus jamais dans les adolescentes voilées que les sémaphores de l’islamisme prosélyte. Contre une liberté religieuse garantie, était née une présomption d’illégalité définitive : lorsque le conseil d’Etat a rappelé en 1989 que le port du voile à l’école était, par référence aux textes les plus fondamentaux de l’Etat laïc (en particulier l’article 10 de la déclaration de 1789 et l’article 9 de la convention européenne), une liberté reconnue aux élèves des écoles publiques, il n’a suscité que réprobation et contrariété. Le droit était révoqué. La prévention que les postulats idéologiques du débat ont fait peser a priori sur cette pratique l’a emporté sur le diagnostic de conformité posé par l’exégète attitré. La qualification juridique appropriée du problème était rejetée comme une complication malvenue et la solution qui en découlait reconvertie en impasse du droit.

Le dérèglement de l’Etat de droit
J’arrive à ce constat simple que le débat juridique est impraticable pour deux raisons :
- Le cadre en est perverti : les lois proposées sont invariablement des interdictions, les mesures de réglementation, fruit du pragmatisme et de la circonspection du droit, ne sont jamais envisagées ; les initiateurs des lois et leurs opposants politiques font cause commune ; les critiques et les exégètes du droit protestent mollement quand ils n’entérinent pas, sous peine d’être désavoués.
- Les catégories de référence sont redéfinies : les lieux publics sont confondus à dessein avec l’espace public ; la « dignité humaine » est mobilisée contre la liberté publique, l’ordre public prétend intégrer les convenances du « vivre ensemble ».
Quant à l’orthodoxie de l’Etat de droit laïc et républicain, celle qui sépare les spécificités de l’homme privé de l’universalisme citoyen, elle subit les effets dévastateurs de deux hérésies entrecroisées puisque l’on fait la chasse aux spécificités dans la société civile au moment où les clivages de l’identité nationale sont ressuscités dans les palais de la République.
Nous sommes bien en présence de dysfonctionnements graves affectant l’Etat de droit dans lequel les normes juridiques ne jouent plus pleinement leur rôle de régulateur et d’arbitre. C’est l’indice que le rapport politique qui se dessine est du type de la relation ami/ennemi. Cependant, ce rapport est délibérément voulu comme inégal puisque l’Etat désigne comme ennemis une religion et ses adeptes dont les différents statuts et libertés n’existent que sous sa juridiction. Or, le rapport politique, dans toutes les acceptions du politique que nous avons dénombrées, est un rapport entre égaux : une égalité de statut entre « pairs » dans le modèle de l’isonomie grecque, une égalité formelle reconnue par la loi dans l’Etat politique pluraliste, une reconnaissance mutuelle des acteurs en tant qu’ennemis dans la relation amis/ennemis.
Le type de sujétion politique qui se dessine ainsi entre la nation et une entité minoritaire définie en termes religieux est donc un rapport unilatéral d’intimidation dans lequel le droit devient violence : les libertés individuelles et collectives de la minorité y sont appelées à subir des formes discriminatoires de coercition. Cependant, la minorité religieuse n’étant désignée qu’en tant que substitut expiatoire des catégories sociales ciblées (constituées par l’ensemble de l’immigration post-coloniale), la requalification du conflit et le rééquilibrage des forces dépendront de la volonté et de la combativité de ces catégories*.
Il reste à dégager un critère d’identification des dysfonctionnements de l’Etat de droit provoqués par ce rapport unilatéral d’intimidation instauré par l’Etat à l’égard de la minorité qu’il désigne comme des Musulmans.

« La situation élémentaire du bandit »
Pour ce faire, je m’inspirerai de l’exemple extrême de la votation suisse du 29 novembre interdisant la construction des minarets. On a eu beau jeu de la condamner en France et de s’en démarquer. En réalité, l’opinion publique, formée à la toute récente révélation de son identité nationale, l’a approuvée. D’autre part, entre les entraves mises par les municipalités, les pétitions de voisins et les surenchères électorales de l’extrême-droite, la construction d'une mosquée en France, avec ou sans minarets, demeure une entreprise qui requiert quelques décennies, de l’abnégation et une certaine insensibilité aux humiliations.
Il n’en reste pas moins que la votation suisse est l’image forte, caricaturale de ce nouveau rapport unilatéral d’intimidation que certains Etats européens imposent aux Musulmans.
S’exprimant dans une telle brutalité du rapport de forces, elle évoque la métaphore de l’ "ordre du bandit" dont des théoriciens du droit, Kelsen et surtout Hart, se sont inspirés pour caractériser a contrario la norme juridique.
L’Anglais Hart est parti de ce qu’il appelle « la situation élémentaire du bandit », dans laquelle un malfaiteur prend un groupe de personnes sous sa coupe et les contraint à exécuter ses injonctions. Par touches successives, il a ensuite modifié cette situation pour aboutir à ce que doit être le rapport juridique. Il a observé qu’il ne suffisait pas qu’un commandement émane d’une autorité supérieure et indépendante pour constituer une norme juridique car « une bande de brigands » bien organisée se caractérise, autant qu’un Etat, par une telle suprématie.
C’est son caractère général et permanent qui fait la règle de droit. La permanence est cette qualité de la loi générale établie qui appréhende les cas particuliers comme des faits ou des situations accomplis auxquels elle doit s’appliquer sans que soit requis le renfort d’une loi dérogatoire potentiellement discriminatoire.
La métaphore du gangster est bien sûr utilisée par Hart comme une prémisse purement théorique de son raisonnement. J’entends pour ma part m’en saisir comme le modèle théorique de référence vers lequel tend le fonctionnement de l’Etat de droit au fur et à mesure qu’il retire, de façon discriminatoire, ses garanties aux droits et libertés. Et la votation suisse du 29 novembre, qui interdit pour l’avenir la construction de minarets, alors même qu’elle laisse la possibilité de dresser par exemple de nouveaux clochers, est une régression du droit vers « la situation élémentaire du bandit » décrite par Hart. Elle signale un retour de l’Etat de droit vers les formes primitives de la tyrannie.
Cette votation est un acte de démocratie directe qui dénature la démocratie, un exercice de citoyenneté qui anéantit l’égalité entre les citoyens. Marx écrivait que « l’homme s’émancip(ait) politiquement de la religion en la rejetant du droit public dans le droit privé » et que, ce faisant, il constituait la séparation du politique et du civil, du public et du privé comme une « sophistique de l’Etat politique ». Nous avons là un signe spectaculaire de la dissipation de ces faux-semblants de l’Etat politique et laïc qu’il avait analysés. Lorsque la communauté des citoyens utilise les ressources institutionnelles d’un Etat contre une minorité religieuse qui vit en son sein, elle ruine les fondements de l’organisation politique. Car elle ne peut stigmatiser cette minorité en tant qu’entité religieuse sans se définir elle-même comme telle.
Certains ont soutenu que l’interdiction des minarets n’attentait pas à la liberté religieuse, liberté fondamentale attachée aux individus et considérée comme inviolable par la doctrine de l’Etat de droit. Voulaient-ils par là minimiser une atteinte à la liberté du culte, au prétexte qu’elle ne serait qu’une liberté collective de second ordre ? Et ne voyaient-ils pas que les slogans brandis par le parti initiateur de la votation populaire, rebaptisant l’exercice du culte musulman « revendication politico-religieuse du pouvoir » dont le minaret serait le « symbole apparent », trahissaient le rejet de toute une communauté ?
Nous tenons là un motif à redoubler la métaphore du bandit : cette votation populaire qui s’en prend aux minarets en ciblant en fait une religion qu’ils symbolisent s’apparente dans sa démarche à l’action d’une bande de gangsters qui brisent la devanture d’un magasin pour signifier au commerçant qu’il est indésirable dans le quartier.
On objectera : un référendum d’initiative populaire, quintessence de la procédure démocratique, peut-il sérieusement être ainsi qualifié ? Je répondrai sans hésiter par l’affirmative. Le peuple soi-même, en corps et en majesté, ne peut s’affranchir du respect des droits fondamentaux. Il ne peut provoquer un pareil court-circuit dans la mécanique complexe de la légalité au prétexte qu’il dispose des moyens de se substituer à ses représentants à tous les échelons de l’édifice fédéral et de dicter sa volonté au niveau où aucun recours n’est possible : la constitution. Je me mets docilement, ce disant, à l’école des précurseurs de l’Etat de droit. Ce sont eux qui ont posé que la loi qui s’applique aux libertés ne saurait être une volonté absolutiste, car le législateur, fût-il le peuple souverain, est tenu par ses propres lois, à défaut de quoi il devient aussi despotique qu’un monarque. D’ailleurs, le plus illustre des citoyens suisses, J.J. Rousseau, entendait que la volonté générale limite son expression aux normes à caractère général. Il avait prévenu :

Il n’est pas bon (…) que le corps du peuple détourne son attention des vues générales, pour la donner aux objets particuliers. Rien n’est plus dangereux que l’influence des intérêts privés dans les affaires publiques.

On aura constaté que la votation suisse a suscité une large réprobation. Un référendum d’initiative populaire est un procédé si ostentatoire. Le bandit a dicté son ordre à visage découvert et le coup de main avait été monté par un parti soigneusement étiqueté d’extrême-droite. Laïcs et républicains avaient beau jeu de s'arroger l'honneur et le devoir de le dénoncer. Mais ont-ils réagi aussi vivement à la récente annonce de l’interdiction du voile intégral par un autre parti d’extrême-droite dans les espaces publics de la municipalité italienne de Montegrotto Terme, pour ce même motif d’ « identification » qui semble avoir la préférence des élus français ?
Au regard de la brutalité de la méthode suisse, la « situation élémentaire du bandit » s’est subtilement ramifiée en France et les ordres que celui-ci y donne, bien que tout aussi impérieux, sont absous par des réseaux de légitimation au-dessus de tout soupçon. La dérive du droit s’en trouve confortée par le plus sûr des complices : l’indifférence.
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*Sur cette question, voir : K. Satour, L’immigration face à la régression identitaire française, 5 janvier 2006, à l’adresse suivante :
http://elhadichalabi.free.fr/pages/instanceinfo/france/banlieue.htm

Auteurs cités :

H.L.A. Hart, Le concept de droit, FU De St Louis, 1976, pp. 31-38.
Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté, Gallimard, 2000, p. 27.
J.J. Rousseau, Du contrat social, livre III, chapitre IV.
K. Marx, La question juive, Edition électronique, (bibliothèque.uqac.uquebec.ca)
p. 16.
E. Sieyès, Qu’est-ce que le tiers état, 1789.

samedi 21 novembre 2009

SI TARIQ RAMADAN VEUT CONVAINCRE QU’IL EST LUI-MÊME …

Les dits et non-dits d’un débat télévisé


Khaled Satour
Je viens de visionner sur internet le débat entre Caroline Fourest et Tariq Ramadan à l’émission « Ce soir ou jamais » du lundi 16 novembre et je ne l’ai pas fait avec un regard partisan : la première nommée est une professionnelle de la désinformation et le second suscite mes réticences. Je connais trop le courant auquel appartient C. Fourest pour avoir à l’interpeller sur ses prises de positions, sur cette partialité qui les caractérise et ces libertés qu’elles prennent avec la vérité. Le fait qu’elle ait tenu à se prévaloir du soutien des « démocrates algériens » me suffit.

La caution des "démocrates algériens"
Les "démocrates algériens" ! Cette couche d’ultras liée au pouvoir et à ses services de sécurité qui a entériné sans état d’âme la sanglante répression menée en Algérie au cours de la décennie 90. Caroline Fourest a adopté leur cynisme froid, au cours de ce débat, lorsqu’elle a reproché à Ramadan d’avoir rédigé la préface de la traduction du livre de Zayneb El Ghazali.
J’ai pu vérifier en me rendant sur le site de la journaliste que ce reproche n’était pas un simple argument de circonstance, un peu court, de ceux qu’on glisse dans le feu de la polémique. Elle le développe dans un article de fond intitulé « Vraies préfaces et petit tour de passe-passe » dans lequel elle dresse de cette femme, qui fut à la tête du mouvement des Femmes Musulmanes affilié aux Frères Musulmans, un portrait impitoyable, mentionnant à peine « les supplices et la torture » qu’elle a subis. Elle relève qu’elle est était – elle aussi ! – une adepte du « double langage » et qu’elle militait pour « une dictature islamique ». En bonne disciple des « démocrates algériens », elle s’acharne sur cette femme en passant sous silence le contexte terrible que celle-ci restitue dans son livre, celui des procès intentés aux Frères Musulmans par le régime de Gamal Abdel Nasser en 1965, suite à un complot dont les analystes les plus sérieux ont établi depuis longtemps qu’il avait été en réalité fomenté par les services secrets égyptiens.
C. Fourest a dit et répété au cours du débat que les Frères Musulmans avaient « dévasté » l’Egypte. Mais, tout occupée à l’exploitation passionnelle qu’elle fait de cet épisode contre Ramadan, elle réduit la féroce persécution mise en route par le régime égyptien à un vague arrière-plan historique, indiscernable, foncièrement inutile à sa cause donc sans intérêt. C’est pourtant dans cette sauvage répression qu’on découvre les actes les plus « dévastateurs ». A titre d’exemple, Jabir Rizq, un témoin de l’expédition menée contre un village proche du Caire en août 1965, raconte :
« Ils ont détruit les récoltes dans les champs (…), ils ont saisi tous ceux qui s’y trouvaient, ils m’ont pris, moi et ma famille, ils ont confisqué tous nos biens et nous ont menés à l’ "Unité coopérative" du village, un véritable enfer ; j’y ai vu des hommes frappés si fort que leurs chairs étaient en lambeaux, d’autres crucifiés sur les troncs de palmiers ».
Le même témoin rapporte que « des centaines de femmes sont alors jetées en prison comme otages et servent de gages pendant l’interrogatoire de leurs maris, de leurs fils, de leurs frères ou de leurs pères, au camp de Qanatir, au centre de la police militaire de la place Abidîn, dans les prisons de l’armée ».
Quant à Zayneb El Ghazali, arrêtée au début de septembre, « elle est soumise aux supplices suivants : morsures de chiens dans le noir ; soif ; devant elle, interrogatoire et tortures de témoins questionnés à son sujet (…) ; supplice de la faim sept jours durant ; annonce de sa prochaine mise à mort »*.
Et c’est là qu’est le fossé qui me sépare de Caroline Fourest et de ses "démocrates algériens" : ces pratiques chères à nos dictatures arabes ne me sont pas indifférentes, quel que puisse être par ailleurs mon total désaccord avec les thèses des mouvements islamistes. La cruauté de ces procédés, surtout lorsqu’ils sont appliqués aux femmes, ne sauraient être anecdotiques et, si le livre de Zayneb El Ghazali, publié une dizaine d’années (et non pas « plusieurs décennies ») après les événements sous le titre original de Ayyâm min Hayâtî, si poignant dans certaines de ses évocations, comporte des enseignements précieux à méditer aujourd’hui encore, c’est bien sur ce point et non pas dans le fait, contingent et dérisoire, que Ramadan en préface l’édition française.

Les ruses de la croyance
Je n’approfondirai pas ici l’interrogation relative aux ressorts profonds de ce mépris de la vérité qui, chaque fois que ces questions sont en cause, alimente la désinformation, que ce soit à titre d’entreprise principale ou sous forme d’allusions diffuses et incidentes, comme c’est ici le cas. Mais il me semble que ce débat Fourest-Ramadan apporte quelques explications qui ne sont pas sans rapport avec cette problématique : Fourest, convaincue de parler au nom de la rationalité séculière, prétendant exercer sur l’islam le même magistère critique que sur les religions dans leur ensemble, méprise en Ramadan le croyant captif des dogmes d’une religion qu’elle abhorre plus que toute autre. Or, s’il est vrai que Ramadan s’inscrit explicitement dans une réflexion de l’intérieur de l’islam, Fourest elle-même est une dévote qui s’ignore.
J’ajouterai : une dévote parmi d’autres, car je voudrais un instant élargir la perspective. Depuis que j’ai l’occasion de suivre de près les débats politiques en France (sur la république, la laïcité, le voile et, dorénavant semble-t-il, sur l’"identité nationale"), j’ai acquis la certitude que les tenants les plus intransigeants de la laïcité et des valeurs républicaines étaient les sectateurs d’une foi farouche qu’un catéchisme civique séculaire a façonnés dans le même moule. C’est une foi d’autant plus sûre d’elle-même et aveugle à sa réalité qu’elle prétend rejeter toutes les fois. Une foi certaine d’avoir proclamé la fin de la foi comme on a plusieurs fois proclamé la fin de l’histoire. Une croyance assurée d’avoir déjoué les ruses de la croyance en s’affirmant « la Raison ».
Et si les ruses de la croyance surpassaient celles de la raison ?
Cette raison est supposée inférer par définition le pluralisme des opinions puisqu’elle s’affirme fille de la liberté. Mais en réalité, elle a tôt fait de se crisper et de se dégrader en arguments d’autorité dès lors que le noyau dur des convictions qu’elle organise – et qui sont dénommées valeurs – est soumis à la critique. Ces valeurs sont le pendant exact des credo religieux. Mais elles prennent de surcroît dans la discussion un caractère d’ordre public – car ce religieux-là détient le pouvoir –, la pensée qui les soutient étant aussi normative et impérative que les règles du même nom et s’imposant, comme elles, sans recours possible. Vient toujours un moment du débat où les tenants de cette orthodoxie (qui se dit laïque ou républicaine le plus souvent) rompent le contact, avec cette supériorité et cette suffisance qu’ils tirent de leur monopole des valeurs axiomatiques. Et, pour revenir à mon propos initial, c’est cette supériorité, cette immunité que confère l’orthodoxie, qui expliquent que Caroline Fourest ait pu soumettre Ramadan à une véritable séance d’inquisition.
La revendication d’un tel ascendant est une pratique coutumière chez les dévots et je l’illustrerai par deux anecdotes des plus anodines. Je me souviens d’un ancien collègue à l’université d’Alger, musulman pratiquant mais se piquant de tolérance, qui me disait accepter toutes les opinions dont je voudrais lui faire part à propos de la religion. Mais il y mettait une limite : que je ne remette pas en cause l’existence de Dieu. A la même époque, un de mes étudiants avec qui je discutais de religion m’expliquait qu’il respectait les croyances des fidèles de tous les cultes. Mais il ajoutait aussitôt que, si l’opportunité s’en présentait, il se ferait fort de les persuader que la seule vraie foi était la foi islamique.
Lorsqu’on critique le système politique français actuel, en se fondant sur les inégalités, les discriminations, les violences policières ciblées, tant de fois meurtrières, qui s’exacerbent sous son couvert, on est vite pris à partie par des croyants qui entendent arrêter la discussion, comme mon ancien collègue d’Alger, à la frontière intangible du blasphème : la République est sacrée. Lorsqu’on invoque le respect dû aux pensées minoritaires, les mêmes répondent comme mon ancien étudiant : il faut convertir tout le monde.
Les divergences de vues ne sont admises que dans un champ codifié de consensus. On a eu l’occasion de s’en rendre compte, il y a une quinzaine de jours, à cette même émission de Frédéric Taddéi, lorsque Houria Bouteldja a fait irruption dans le temple dédié à l’identité nationale. C’est comme si une hérétique avait eu l’outrecuidance de troubler un service ! Une prometteuse controverse entre un ministre du culte et un laïque (les laïques n’ont-ils pas toujours été les véritables piliers de l’Eglise ?) en a été gravement contrariée, le laïque menaçant pour le coup d’embrasser "sur la bouche" celui qu’il traitait quelques secondes plus tôt comme son pire ennemi !
C’était plus qu’une boutade et les réactions scandalisées aux propos de notre drôle de paroissienne annonçaient la couleur : ce débat sur l’identité nationale sera un hymne à l’union sacrée et ne tolérera que de menues querelles entre prédicants.

Se revendiquer en tant qu’ennemi
Et c’est par ce biais que j’en viens maintenant à Tariq Ramadan, avec une question qui m’était déjà venue à l’esprit en le voyant le mois dernier aux prises avec le plateau hétéroclite de l’émission "On n’est pas couché" : deux querelleurs professionnels, un écrivain de romans de gare, un comédien de théâtre, deux acteurs en promotion. Cette question est : pourquoi court-il, sans discernement, les débats télévisés ?
Il était venu à cette occasion défendre un livre qu’il a écrit pour sa défense. C’est donc peu dire qu’il était sur la défensive et c’est à croire qu’il n’y a pas de posture qui le ravisse plus que celle-là ! Il s’est défendu d’être celui qu’on croyait qu’il était mais j’ai personnellement eu l’impression qu’il se défendait tout autant d’être ce qu’il était – qu’il n’est peut-être plus tellement sûr d’être. Je cite de mémoire un extrait du livre que Ramadan vient de publier sous le titre « Mon intime conviction » et dont il a été donné lecture durant l’émission. Il y affirme se définir comme étant suisse de nationalité, égyptien de mémoire, européen de culture, marocain et mauricien d’adoption. Je n’objecterai rien à sa nationalité suisse, donnée objective, alors même que les « adoptions » marocaine et mauricienne ne semblent être que les adjuvants d’une universalité de justification. Mais j’avoue que l’association de la mémoire égyptienne et de la culture européenne me désarçonne. Dans la formulation choisie, la seconde me paraît destinée à minimiser la première d’une façon par trop démonstrative.
Faire montre, donner des gages, voilà d’ailleurs à quoi Tariq Ramadan s’est appliqué sans cesse : il adore la culture et la littérature françaises, il est un défenseur de la laïcité, il aime la France, il voudrait même devenir français. Autant d’aveux qui lui furent arrachées dans un climat de discussion de comptoir tournant parfois à l’interrogatoire de garde à vue où les sommations pleuvaient sur lui de toutes parts. Aura-t-il pour autant convaincu ses détracteurs ? Ne sait-il pas, depuis si longtemps, que ses assauts d’honorabilité télévisuels s’apparentent à l’épreuve de Sisyphe et que son incontestable talent de débatteur ne lui fera jamais remporter que des victoires médiatiques sans lendemain ?
Quant à ceux qui se sont souvent sentis solidaires de lui, ils sont fondés à être pour le moins perplexes. Désavouant l’enrôlement de Tariq Ramadan en tant que conseiller de Tony Blair, il y a quelques années, alors même que celui que sa propre opinion publique qualifiait de "caniche de George Bush" envoyait des troupes en Irak, ils constatent aujourd’hui qu’il imite de plus en plus ces "intellectuels médiatiques", bretteurs narcissiques des plateaux, qui lui mènent la vie dure.
Il continue certes à défendre la cause palestinienne, à s’opposer aux menées des fondamentalistes de la laïcité contre les musulmans de France et d’Europe. Mais qu’a-t-il besoin de quémander la sollicitude de ses détracteurs et les honneurs que dispensent les universités occidentales ou les municipalités, des Pays-Bas et d’ailleurs ? Pourquoi n’assume-il pas l’inimitié qu’il suscite ? J’ajouterais même : pourquoi ne se revendique-t-il pas en tant qu’ennemi de ses ennemis, plutôt que de se rabaisser à d’humiliantes auto-justifications telles que celles dont il a donné le spectacle face à Caroline Fourest ?
Ramadan devrait méditer l’exemple de cet ascète, dont le philosophe Farabi raconte l’histoire. S’étant attiré les foudres du pouvoir par sa probité et son amour de la vérité, cet homme fut poursuivi par toutes les polices du souverain et guetté à toutes les portes de la cité. Il prit alors le parti de se déguiser en ivrogne, chantant dans les rues en s’accompagnant d’un tambourin. Interrogé par les gardes qui lui demandaient qui il était, il répondait, honorant formellement son vœu de sincérité, qu’il était celui qu’ils recherchaient. Ainsi leur échappait-il car les gardes pensaient qu’il se moquait d’eux. Ce faisant, il perdait son âme : sincère en paroles, il mentait en acte.
Ramadan semble également encore fidèle par la parole à la plupart de ses engagements. Mais pour convaincre qu’il est encore lui-même, il a mieux à faire que d’aller battre le tambourin devant les publics du show-business.

* Ces citations sont tirées de : Olivier Carré et Gérard Michaud, Les Frères Musulmans (1928-1982), Collection Archives, Gallimard, 1983, pp. 77 et 79.

lundi 2 février 2009

GAZA : LA GUERRE PERDUE D’ISRAEL CONTRE LES ENFANTS ET ... LES OISEAUX PALESTINIENS


Khaled Satour
Je lisais, ces derniers temps, alors que l’armée israélienne massacrait à Gaza, les « Chroniques de la tristesse ordinaire » (Yawmiyât el huzn el ‘âdî) de Mahmoud Darwiche. Il y rapporte le récit d’un soldat israélien entrant avec son unité dans un village de Cisjordanie et apercevant une fillette dont le regard « lui a fait l’effet d’un tremblement de terre ». « D’où lui est venue la mémoire, s’est demandé le soldat, et qui lui a appris qu’elle avait une patrie ? ». Et Darwiche d’expliquer que ce soldat a alors pris conscience pour la première fois qu’il était un occupant et qu’il ne serait jamais là chez lui.
J’ai lu ce texte alors même que les médias allongeaient sans fin, heure après heure, la liste des enfants de Gaza déchiquetés par les tirs israéliens souvent par groupes de trois, de quatre, de cinq… Et les chiffres sont aujourd’hui effrayants : au total, sur 1314 Palestiniens massacrés, 412 sont des enfants, le tiers ! Auxquels il faut ajouter 1855 enfants blessés plus ou moins grièvement, plus ou moins irrémédiablement.
Une telle proportion est effarante. Et je me suis demandé si on devait se contenter de considérer ce massacre d’enfants comme un crime de guerre, si massif soit-il, s’il ne fallait pas plutôt y voir, dans la guerre menée contre Gaza, une guerre spécifique, par elle-même criminelle, faite aux enfants de Palestine. Une guerre dans la guerre, en somme, contre un ennemi d’Israël que nous ne soupçonnions pas : le regard des enfants palestiniens.
A cette hypothèse, j’objectais aussitôt que l’armée israélienne avait bombardé également les maisons et les habitants depuis les avions et les chars, de façon aveugle, selon la méthode rodée déjà à Jenine, à Jabalia et en tant d’autres lieux auparavant, qu’elle tuait donc aussi des enfants palestiniens à qui elle n’accordait aucune chance de croiser le regard de ses soldats, ainsi que leurs pères et leurs mères. Ce qui me soutenait dans cette objection c’était aussi que, poète, Darwiche n’avait peut-être usé que d’une métaphore, qu’il ne fallait pas prendre son récit à la lettre. Avant lui, un autre grand poète arabe Nizâr Qabbânî avait décrit « l’inimitié existant entre Israël et les oiseaux ». Il expliquait :
« L’oiseau a la mémoire longue et Israël est contre la mémoire. L’oiseau lui dit "ceci est ma maison" et Israël lui répond "il ne reste plus ici de place pour toi" ».
Fallait-il pour autant en conclure qu’Israël faisait la guerre aux oiseaux palestiniens ? J’en déduisais qu’il fallait s’en tenir au réel, que je ne pouvais généraliser cette explication du meurtre des enfants par le séisme que provoquerait à chaque fois chez les soldats israéliens leur insupportable regard. D’ailleurs, n’était-ce pas ce caractère aveugle et systématique de l’attaque lancée sur Gaza qui valait à l’armée israélienne l’accusation de barbarie ?
Seulement voilà, il y a avait ces trois écoles que l’aviation israélienne avait délibérément visées. Surtout, il y avait que j’étais en quête d’une explication et non de motifs d’indignation et que je venais buter sur une conviction forte dont je ne démordrai jamais : la barbarie ne saurait être une explication. Elle est de tout temps un langage de la guerre, une procédure délibérément adoptée pour servir une violence qui, toute démentielle qu’elle paraisse, n’en demeure pas moins instrumentale. Ne l’oublions pas, Israël incarne, par l’ironie de l’histoire, la quintessence de la rationalité dévastatrice qui a conduit l’Occident des temps modernes à perpétrer les pires atrocités.
Israël est instrumental. Tout en lui est instrumental. La mémoire qu’invoque Israël pour son compte n’est elle-même qu’instrumentale. Désespérément, ingratement. Elle n’est qu’une machinerie idéologique factice faite de symboles frustes, de raisonnements lisses et lustrés comme les vérités primaires de la propagande. Elle exploite certes une tragédie réelle, le génocide perpétré contre les juifs par les nazis. Mais là est tout son problème : aucun mémorial ne pourra enraciner sous son support de marbre cette tragédie européenne en terre de Palestine. Aucun musée, aucune flamme du souvenir, ne fourniront jamais à Israël un titre d’occupation opposable aux Palestiniens. Observez la fragilité de ce montage mémoriel à chaque fois qu’il est confronté à la mémoire authentiquement (sur)vivante des Israéliens eux-mêmes : souvenez-vous des tentatives rageuses faites il y a quelques années pour interdire la diffusion du film Route 181. Ce documentaire avait si facilement, si explicitement, mis au jour le subconscient de plusieurs Israéliens interrogés qui avouaient savoir qu’ils avaient usurpé la Palestine, que ses villages et ses vergers n’avaient été enterrés qu’à fleur de terre ; et qui attestaient du même coup que la propagande d’Israël n’avait enfoui qu’à fleur de mémoire le crime initial et continu. Que vaudrait, a fortiori, un tel bricolage mémoriel confronté aux yeux des enfants palestiniens ?
L’infériorité mémorielle est la véritable cause de cette quête vaine et insensée de la "sécurité de l’Etat d’Israël". Appuyé par les médias occidentaux, Israël a beau cette fois encore tenter de circonscrire le conflit à l’instantanéité du présent, de lui procurer un énième recommencement : Qui a rompu la trêve ? Qui a gagné "la guerre" de Gaza ? Qui va financer la reconstruction du territoire ? Rien n’y pourra faire ! Toutes les péripéties du conflit resteront dominées par cette guerre des mémoires qu’Israël ne gagnera pas.
Voilà pourquoi j’accordais à nouveau du crédit à l’expérience initiatique du soldat israélien que rapporte Darwiche. Celui-ci nous apprend que ce soldat, qui découvrait dans les yeux d’une enfant qu’il était un occupant, était aussi un poète, c’était un « soldat poète ». Et c’est peut-être parce que le poète, en lui, avait dominé le soldat à l’instant précis de la révélation, qu’il n’avait pas tué la fillette. Mais combien de soldats de l’armée israélienne lancée contre Gaza étaient des poètes ?
Nous sommes redevables au soldat poète de Darwiche de la confession d’une donnée plus que vraisemblable du conflit : le fait de croiser le regard des enfants de Palestine, ou la simple éventualité que cela se produise, sont devenus à la longue le cauchemar des militaires israéliens, activant en eux une sorte de syndrome de l’occupant. Un syndrome qui a sans doute contaminé leur état-major et leurs dirigeants politiques. Au point que, dans leur manie de la rationalité instrumentale, ils aient décidé de faire une guerre sans pitié au regard tranquille et triomphant des enfants palestiniens. C’est en tout cas l’explication la plus satisfaisante, en termes de probabilités et de proportions, du carnage perpétré contre les enfants de Gaza. Les enfants palestiniens sont assassinés depuis trop longtemps par Israël pour qu’on retienne celle du « bouclier humain » que le Hamas auraient fait d’eux. A tout prendre, je préfère l’hypothèse qu’ils sont, à Gaza et ailleurs, les remparts de la mémoire palestinienne.
Mais cette guerre menée contre eux est vouée à la défaite. Tout comme celle qui, selon Nizâr Qabbânî (dont la métaphore devient soudain limpide !) oppose Israël aux oiseaux palestiniens :
« Un seul regard vers le ciel et vers les millions d’ailes qui fendent l’azur tous les matins, du nord au sud et d’est en ouest, confirme que la guerre se termine toujours par la victoire des oiseaux ».