dimanche 29 janvier 2023

PALESTINE : LE CRITÈRE ARENDTIEN DE L’EXPÉRIENCE VÉCUE

Khaled Satour

Depuis que j’ai lu les réactions officielles à l’attaque perpétrée vendredi par un jeune Palestinien contre des colons à Jérusalem Est, j’ai la confirmation que le débat public, loin d’être une forme de communication, n’est qu’une dispersion à tous les vents de subjectivités qui suivent des trajectoires divergentes et qui n’ont de commun avec la réalité que la concurrence dans laquelle elles entrent pour la modeler et l’imposer les unes aux autres.

Comme il s’agit de questions internationales cruciales, ces subjectivités se nourrissent secrètement de considérations géopolitiques et ne sont donc pas exemptes de calculs, autrement dit ce sont des subjectivités qui laissent filtrer des projets et préparent même les pires actions. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que, prétendument inspirées de « principes » ou encore de « valeurs », ces subjectivités ne sont le plus souvent que des impostures.

« Une attaque contre le monde civilisé »

L’attaque menée vendredi contre les colons à Jérusalem-Est a suivi une année 2022 au cours de laquelle 250 Palestiniens (hommes, femmes et enfants) ont été assassinés par Israël et un mois de janvier où 30 autres ont déjà subi le même sort.  Mais c’est cette seule attaque, menée par un jeune homme dont le grand-père homonyme avait été poignardé à mort en 1998 par un colon, qui a été qualifiée par le secrétaire général de l’ONU d’« abjecte » car a-t-il dit il n’y a jamais « aucune excuse pour des actes terroristes ». « Cette attaque contre des civils, au moment de la prière, et le jour des commémorations internationales des victimes de la Shoah, est particulièrement abjecte », a renchéri le ministère français des affaires étrangères, à quoi Emmanuel Macron a ajouté sa « ferme condamnation de cet acte odieux ». Le porte-parole officiel allemand s’est dit « bouleversé ».

La presse française a enchaîné sur le thème du « terrorisme », titrant sur la « montée des tensions » et « les risques d’escalade ». Il n’est pas jusqu’à Mediapart qui n’ait titré ce samedi avec le sens de l’ellipse qu’il réserve immanquablement à la Palestine « Fortes tensions après des attaques meurtrières à Jérusalem ».

Joe Biden a synthétisé ce florilège en affirmant que cette « atroce attaque terroriste » était une « attaque contre le monde civilisé ».

Sans doute le président américain qui, quoi qu’on ait dit de lui, ne perd pas toujours la tête, même lorsqu’il exprime un « émoi » profond, a-t-il voulu par cette dernière affirmation faire le lien avec d’autres faits de l’actualité, notamment la guerre en Ukraine.

Et c’est là que moi-même je voulais en venir. Confronté à toutes ces subjectivités calculatrices, je veux leur opposer les miennes propres, dont les calculs ont de bien moindres conséquences. Il n’est pas question que, s’agissant de l’Ukraine, j’unisse ma voix à celles du « monde civilisé ». Je me sens solidaire avec le peuple ukrainien qui endure une guerre meurtrière, la destruction de son tissu social et l’exil massif mais j’en rends responsables Zelensky et ses alliés occidentaux autant que Poutine.

C’est ma manière de refuser les règles imposées à ce débat de dupes. Mais comme je ne peux pas m’y mêler sans me soumettre à une règle du jeu, je la définis moi-même.

Hannah Arendt a écrit dans sa préface à la Crise de la Culture : « ma conviction est que la pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter [1]». Elle devait s’en expliquer dans une interview et préciser que l’événement qui avait décidé de l’évolution de sa pensée fut l’incendie du Reichstag par les Nazis en février 1933. « Ce fut pour moi un choc immédiat, avait-elle dit, et c’est à partir de ce moment-là que je me suis sentie responsable (…) Il s’agissait d’une affaire politique et non pas personnelle […] et ce qui était en général du politique est devenu un destin personnel ».

Oubliant les désaccords profonds que j’ai avec Arendt, relatifs notamment à son idéalisation de la révolution américaine qui fut le prélude à l’un des plus horribles génocides de l’histoire, je fais mienne la position quasi épistémologique qu’elle affirme dans ces lignes.

Le seul guide propre à orienter la pensée

Je suis né dans l’Algérie coloniale et j’ai ouvert les yeux sur le monde pendant la guerre de libération nationale. A peine nanti des premiers rudiments de lecture, je déchiffrais tous les matins le journal qui rapportait en une avec une réprobation indignée les actes « terroristes » commis contre toutes les manifestations de la présence française et avec des accents triomphalistes les statistiques quotidiennes « des rebelles mis hors de combat » par l’armée d’occupation.

A l’égal de ce que fut pour Arendt la répression brutale déchaînée par le régime nazi dès 1933, ces événements qui se prolongèrent dans l’arbitraire des pleins pouvoirs pendant la bataille d’Alger, les arrestations, la torture puis les crimes de l’OAS, furent pour moi l’expérience vécue à laquelle ma pensée est demeurée « liée comme aux seuls guides propres à l’orienter ». Ils constituent à tout jamais la « scène primitive » qui a définitivement décidé de ma sensibilité aux tumultes du monde.

Je l’oppose donc aujourd’hui aux comptes-rendus de presse et aux réactions officielles exprimées à propos de la situation en Palestine en tant que subjectivité répondant à ces subjectivités, ayant définitivement pris acte de ce que le débat public n’a jamais été et ne sera jamais qu’un chaos de solipsismes.

Puisque dans chaque camp, on ne s’alarme que des « attaques contre les civils » que l’on chérit, que les seuls « terroristes » qu’on abomine sont ceux qui s’en prennent au « monde civilisé » auquel on s’affilie et qu’on arme les seuls « résistants » aux occupants qui sont ses ennemis, je n’ai moi-même de soutien à apporter qu’à ceux qui font aujourd’hui « l’expérience » des événements que j’ai vécus.

Autrement dit, puisque le campisme est général, quoi qu’en disent ceux qui s’en défendent et nous le reprochent, j’ai l’intention de « camper » sur mes positions. A cet égard, la cause palestinienne étant la cause anticolonialiste de notre époque, survivant à la répression et au déni depuis 70 ans, elle constitue le critère de référence que je prends dans toutes mes analyses.

Ukraine, Iran, Afghanistan, sur toutes ces questions et d’autres encore, je ne joindrai pas ma voix au chœur de ceux qu’elles indignent, sachant en toute certitude qu’elle viendrait renforcer le camp de ceux qui veulent faire croire que la sécurité d’Israël, État colonial surarmé et raciste, est menacée par la résistance obstinée du peuple qu’il opprime.

Ceux-là font mine d’adhérer a posteriori aux dénonciations du colonialisme du 20e siècle, refusant de voir qu’il a survécu à ce jour dans des formes aussi barbares en Palestine. Ce qui m’incline à penser qu’ils l’auraient soutenu en temps réel en Algérie, si l’occasion leur en avait été donnée.

Aussi bien, en ce qui me concerne, considérant à la suite d’Arendt (et sans me prétendre son égal en aucune façon) que ce qui était du politique est devenu mon destin personnel, je ferai de mon expérience vécue du colonialisme le guide propre à me démarquer de leur pensée de même qu’elle avait fait de son expérience du nazisme le guide propre à se démarquer du totalitarisme.


[1] Éditions Folio Essais, Paris, 2001, p. 26.

dimanche 15 janvier 2023

LES NOSTALGIES COLONIALES DE L’AMBASSADEUR XAVIER DRIENCOURT


Khaled Satour 

https://www.facebook.com/people/Khaled-Satour/100084840822792/

J’ai lu ici et là que la tribune publiée dans Le Figaro[1] par Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France en Algérie, avait provoqué un véritable état d’alerte dans les palais d’Alger, à l’heure où se prépare le voyage officiel d’Abdelmadjid Tebboune en France. C’est probablement faux, à moins que les dirigeants algériens n’aient perdu tout sens des proportions. J’ai relevé en revanche l’émoi qu’elle a suscitée chez les soutiens traditionnels du régime et la stupide approbation qu’elle a recueillie auprès de l’opposition algérienne, formelle et informelle.

On a pu lire chez les premiers, dirigées contre l’ambassadeur, les habituelles attaques ad-hominem et « révélations » faites pour discréditer la personne dans sa vie extra-officielle, sans la moindre analyse politique de ses propos, et chez la seconde la satisfaction pleine de fatuité que le diplomate vienne conforter la lecture que font ces opposants de la situation politique algérienne. Dans les deux camps, je pense qu’on n’a rien compris.

Les affirmations, révélations et prévisions (pour ne pas dire les prophéties) dont est faite la tribune sont en réalité de la plus médiocre des factures, si l’on considère que leur auteur se légitime par l'expertise qu’il aurait acquise dans l’appréhension des questions algériennes.

Abandonnons le diplomate à sa solitude!

Que nous apprend-il en effet de l’Algérie actuelle ? Rien que nous ne sachions déjà, qu’il s’agisse de la mainmise de l’armée, de l’accaparement de la rente, de la corruption ou de la répression des libertés. Le couplet sur la presse indépendante, « résistante pendant la guerre civile (…) ironique, critique et sardonique sous Bouteflika, souvent audacieuse dans son jugement » et aujourd’hui « muselée » prêterait plutôt à rire, venant sous la plume de quelqu’un qui prétend nous dépeindre une Algérie autre que « celle qu’on nous décrit » et sur laquelle « nous fermons les yeux », entre autres formules qu’il utilise pour flatter sa perspicacité. La presse « indépendante » a toujours été tenue en laisse par le pouvoir quant aux questions que celui-ci jugeait existentielles ou par l’un ou l’autre de ses courants à l’heure des règlements de comptes.

La seule trouvaille de Xavier Driencourt réside dans son diagnostic d’une Algérie « en train de s’effondrer sous nos yeux », entraînant « la France dans sa chute, sans doute plus fortement et subtilement que le drame algérien n’avait fait chuter, en 1958, la IVe République », qu’il dramatise en questionnement dans sa conclusion : « La IVe République est morte à Alger, la Ve succombera-t-elle à cause d’Alger ? ».

J’ai observé que certains Algériens ont tenté sur les réseaux sociaux de creuser avec application cette comparaison historique, comme si elle comportait une profondeur à explorer. Pour ma part, je n’y vois que pure rhétorique et je pense qu’il faut abandonner le diplomate à sa solitude.

Si cette tribune ne nous apprend rien sur l’Algérie, elle nous dit quelque chose de la France d’aujourd’hui et tout sur son auteur.  Elle n’est que le prétexte pris par le diplomate à la retraite pour révéler, sans oser le désigner explicitement, le camp dans lequel il se range, au sein du paysage idéologique français : l’identitarisme le plus réactionnaire qui ne voit pas de pire danger pour la France qu’« immigration massive, sans rapport avec ce qu’elle est aujourd’hui, islamisme conquérant, ghettoïsation de nos banlieues », puisque c’est en ces termes qu’il évalue le prix que la France payera pour « notre aveuglement » ou « nos compromissions » avec le régime algérien. 

45 millions d’Algériens en France

Le texte signé par M. Driencourt ne lui est donc pas tant inspiré par les « années algériennes » d’où il tire ses titres d’expert du régime et de la société dont il fut l'hôte, que par son immersion plus récente dans le marigot de la politique française d’où se diffusent, en direction de l’opinion publique, les fantasmes de la droite la plus radicale.  La rédaction du Figaro a pris sur elle de verbaliser crûment cette espèce de coming out de l’« ami des Algériens » en insérant dans sa tribune un seul intertitre : « 45 millions d’Algériens n’ont qu’une obsession, partir et fuir. Partir où, si ce n’est en France où chaque Algérien a de la famille ? ». En cela, elle ne trahissait pas la pensée de l’auteur car c’est bien en ces termes que sa tribune prophétise l’effondrement de la France. Et 45 millions d’Algériens en France, pardi, c’est le grand remplacement assuré !

Les mobiles de sa contribution étant ce qu’ils sont, on comprend que M. Driencourt ne nous dise rien sur l’Algérie actuelle qu'il faille prendre pour argent comptant. Il est trop occupé à surjouer sa partition de droite radicale jusqu’à la caricature, nous servant le cliché le plus éculé d’une idéologie révolue : la candeur et la bonne foi des Français roulés dans la farine par des Algériens, fourbes (autrement dit « rapaces, versatiles et déloyaux[2] » dans la langue du 19e siècle), qui ne voient dans le « discours rationnel » et les « arguments cartésiens » qu’« inconsistance, naïveté, méconnaissance du système et pour tout dire angélisme ».

Dès lors, le programme que croit pouvoir dicter M. Driencourt à son président de la République coule de source. Après un hommage rendu au Macron d’octobre 2021 qui « avait tenu des propos percutants rapportés par le journal Le Monde », au risque de provoquer une crise diplomatique, il déplore qu’il « se soit précipité quelques semaines plus tard à Alger » pour y « tenir aux Algériens les phrases qu’ils attendaient sur immigration et mémoire ».

 Il est pour sa part partisan d’« une ligne de fermeté, la seule que l’Algérie comprenne, le rapport de force plutôt que l’angélisme ». Et on est à peine étonné de retrouver dans ce mot d’ordre, abâtardis par une formulation roturière, les accents du Tocqueville le plus détestable soutenant, à propos de la conquête de l’Algérie, qu’« on ne peut étudier les peuples barbares que les armes à la main ».

Entre réminiscences de la conquête coloniale et nostalgie de la IVe République, évoquées à partir de son noviciat dans l’idéologie identitaire, l’ancien diplomate a décidément adopté des humeurs de chef de guerre.



[1] Xavier Driencourt: «L’Algérie s’effondre, entraînera-t-elle la France dans sa chute?», Le Figaro du 8 janvier 2023.

[2] H. Guys : Étude sur les mœurs des Arabes et sur les moyens d’amener ceux d’Algérie à la civilisation (1866). Cité par Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser Exterminer, Sur la guerre et l’Etat colonial, Fayard, 2005.

 

mercredi 11 janvier 2023

YENNAYER : DE LA REVENDICATION CULTURELLE À LA MENDICITÉ GÉNÉALOGIQUE

Khaled Satour

https://www.facebook.com/people/Khaled-Satour/100084840822792/   

Yennayer est une fête traditionnelle que ma grand-mère m’avait fait aimer. Elle m’est devenue insupportable depuis qu’elle est célébrée sous les auspices d’un pharaon égyptien qu’on nous donne pour un ancêtre.

Cet intrus est la pièce venue compléter un kit qui comprenait déjà le peuple « amazigh » et la terre de « Tamazgha ». L’élaboration de chacun de ces éléments et leur assemblage en panoplie se sont effectués il y a une quarantaine d’années mais avec une portée rétroactive vertigineuse qui, sautant par-dessus trois mille ans d’histoire, n’avait pas d’autre mobile que d’assigner à l’Afrique du Nord, et donc à l'Algérie, une prime origine qui découragerait par la profondeur de son passé toute prétention à l’antériorité que serait tenté de lui opposer un autre récit anthropologique, mais aussi une continuité inaltérable qui servirait de fil conducteur au récit historique.

L’identité de l’identique

Ceux qui connaissent l’énigme du bateau de Thésée comprendront mon propos. Le héros de la mythologie grecque avait sillonné les océans à bord de son invincible vaisseau. Subissant régulièrement les gros grains et heurtant souvent les hauts-fonds, celui-ci devait sans cesse être mis en cale sèche pour que ses planches soient changées, au point que, à terme, il ne comportait plus aucune poutre, aucun écrou d’origine. Au fil des ans, tandis que le vaisseau continuait à voguer à travers mers et océans, les planches d’origine se sont accumulées dans l’atelier au point qu’il était possible de reconstituer le vaisseau d’origine.

Il faut être, à l’image des identitaires algériens de tout poil, un partisan aveugle de l’identité de l’identique pour considérer que le bateau reconstitué en cale sèche est le vrai vaisseau de Thésée. Pour moi, le seul vaisseau de Thésée qui compte est celui qui n’a pas cessé de naviguer, avec toutes les pièces rapportées qui lui permettent encore de tenir les caps. Le semblant d’embarcation restauré en cale sèche n’aurait jamais pu prendre la mer, quelles que puissent être les qualités du capitaine qui se serait avisé de la remettre à flots.

Le bateau de Thésée (l’original aussi bien que la version rénovée) est un mythe dont le soubassement historique n’intéresse personne. Pour cette raison, l’énigme n’a jamais provoqué d’empoignades violentes et ne sert plus guère aujourd’hui qu’à des démonstrations pédagogiques de pure logique. On ne peut en revanche appliquer sans conséquences à l’Algérie la métaphore de l’illustre vaisseau. Le pays est à la fois réel dans son actualité et dans son histoire. Or, l’actualité est l’otage des représentations politiques et l’histoire, lorsqu’elle remonte le temps, se heurte aux limites des sources scripturaires et des découvertes archéologiques, et renonce à atteindre la genèse. Celle-ci n’est accessible qu’à l’idéologie qui est le pendant moderne de la mythologie. En toute chose d’ailleurs la genèse est inaccessible et, quand on décide de la décréter à tout prix, on n’a pas d’autre choix que de verser dans l’imposture.

L’ancêtre absolu contre les aïeux

L’invention de Sheshong (ou Shishnakh) et de son calendrier de trois mille ans relève d’un tel choix. Les Berbères se reconnaissaient déjà tout un assortiment d’ancêtres, réels ou mythiques, par lesquels ils avaient toujours différencié leurs appartenances tribales. Mais voilà que, surgi sans prévenir des eaux du Nil, tel le monstre bondissant des profondeurs du Loch Ness, le pharaon est venu brûler la politesse aux patriarches en squattant l’an zéro d’un temps qui continuerait à se décompter en son nom jusqu’à nos jours.

En lui se totaliseraient ainsi toutes nos ancestralités puisque non seulement il annexerait notre temporalité tout entière mais il unifierait sous sa symbolique tout l’espace de la berbérité, rebaptisé en « Tamazgha ». De sorte que nous serions sans distinction, depuis trois mille ans et de Sidi Ifni à Benghazi sans escale, les rejetons d’une même lignée que n’aurait infiltrée aucun sang impur. Quel autre ancêtre connu serait de taille à fractionner cette unité ? Aucun ne ferait le poids ni en termes d’antériorité ni en termes de rayonnement territorial. Ce pharaon serait l’ancêtre berbère absolu alors même que, loin d’être l’éclaireur qui se serait dévoué à ouvrir cette terre à sa descendance, il ne fut que le légataire de son propre aïeul qui avait tourné le dos à la Berbérie afin de préparer sa progéniture à guerroyer en Orient.

Nous avons là une entreprise de mystification qui résume à elle-seule le malaise identitaire algérien dont les enjeux, dédaignant le passé tel qu’il nous a été transmis dans sa continuité et ses ruptures, nous dépossèdent de notre présent en nous enfermant dans l’obsession de l'origine. L’ancêtre absolu du calendrier berbère a été inventé pour réduire les aïeux au silence, eux qui, au fil des générations, dans le récit qu’ils nous ont fait des heurs et malheurs qu’ils ont vécus, n’ont jamais prononcé son nom et ont toujours imputé les fêtes et les traditions qu’ils perpétuaient à leur seul génie du labeur, de la résistance et de la créativité.

Et cette défaite des aïeux face à l’ancêtre, si nous devions nous y résigner, ne signerait pas seulement la déconfiture de la mémoire, vaincue par le fantasme. Amazighs à l’identique pour l’éternité et sur toutes les portions de « Tamazgha », nous n’aurions plus d’histoire. Nous serions condamnés à une authenticité virginale, « une essence pure qui aurait traversé les siècles sans subir d’altération », selon la formule heureuse de Yassine Temlali[1].

Le berbérisme aura dégringolé, en l’espace de quelques décennies, d’une revendication culturelle porteuse d’avenir à une absurdité passéiste frisant le suprématisme et vivant de la mendicité généalogique.


[1] La genèse de la Kabylie, Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962), La Découverte, Paris, 2016.