mercredi 31 janvier 2024

LES EMPLOYÉS PALESTINIENS DE L’UNWRA ET LE DROIT À LA RÉSISTANCE


 

Khaled Satour

Les accusations portées sans preuve par Israël contre l’UNWRA et les sanctions financières qui ont été prises sur leur base par plusieurs États occidentaux sont des manœuvres d’intimidation dirigées contre l’ONU. Elles sont destinées à légitimer les obstacles que dresseront ces États face à toute initiative dont serait saisie l’organisation mondiale pour mettre fin aux crimes de masse réitérés quotidiennement par Israël à Gaza.

En rendant public ses allégations d’une participation d’employés de l’UNWRA à l’attaque du 7 octobre, Israël entend imposer avec de nouveaux arguments sa qualification de l’agression qu’elle mène contre la population palestinienne.

Israël veut faire primer sur la problématique du génocide colonial celle de la lutte de légitime défense contre le terrorisme qu’Il revendique depuis le 7 octobre à coups de mensonges sans cesse rendus crédibles par des États complices et des médias sans scrupules.

Il ne faut pas craindre de répliquer que si réellement des agents de l’UNWRA ont participé à l’opération du 7 octobre, qui fut une opération contre l’armée coloniale d’Israël, ils n’ont fait qu’accomplir leur devoir de résistance à un État qui occupe illégalement leur pays et imposait à leurs familles et à leurs compatriotes un blocus criminel depuis 17 ans. Pour être des collaborateurs, pour la plupart occasionnels, d’un organisme des Nations-Unis, ils n’en sont pas moins des patriotes.

S’il y a des comptes à demander, c’est aux États dont des centaines de ressortissants se sont enrôlés dans l’armée génocidaire d’occupation en tant que mercenaires préposés au massacre d’un peuple désarmé et qui se filment avec arrogance en train d’accomplir leur sale besogne dans des vidéos qui font le tour du monde.

Il faut rejeter la vision colonialiste du monde dont on veut nous imposer le retour depuis le 7 octobre. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à se défendre les armes à la main contre l’occupation est reconnu depuis 60 ans et il n’est qu’une application du droit à la résistance à l’oppression proclamé il y a plus de 200 ans.

 

lundi 29 janvier 2024

FACE A ISRAËL, LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE A ABDIQUÉ SON AUTORITÉ


Khaled Satour

Dans les 48 heures qui ont suivi la publication de l’ordonnance de la CIJ portant mesures provisoires dans l’affaire introduite par l’Afrique du Sud, Israël a tué 350 civils à Gaza et en a blessé près de 600.

Passé l'intermède judiciaire, le massacre a donc repris. Il serait malhonnête d'en imputer la responsabilité directe à la Cour ou d'incriminer les termes qu’elle a choisis pour libeller les mesures destinées à prévenir dans l’« urgence » « le préjudice irréparable (qui) risque d’être causé aux droits » des Palestiniens de Gaza dont la requête sud-africaine demandait la protection.

Nous savions par avance que, quelles qu’aient pu être les mesures adoptées, la Cour n’avait pas le pouvoir d’en imposer l’application à Israël. Ses décisions sont dites contraignantes mais, dans le chaos des relations internationales qu’entretient l’arrogance des États, elles ne peuvent compter sur aucune force publique pour en assurer l’exécution. Le droit international ne peut faire appel qu’à la bonne foi des États et au respect de leurs engagements et l’histoire nous a appris ce que ces bons principes valent quand ils se confrontent aux calculs de la puissance et de l’intérêt.

Mais il est une question qu’on peut se poser : les crimes commis par Israël à Gaza depuis le vendredi 26 janvier à 14 heures, quand la Cour a fait connaître ses mesures conservatoires, constituent-ils des actes de désobéissance à sa décision ? Elle a ordonné à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention » sur le génocide et de « veiller, avec effet immédiat, à ce que son armée » n’en commette aucun.

Elle a donc laissé à Israël toute latitude de soutenir qu’elle a bombardé Gaza au cours des heures écoulées tout en prenant les mesures de prévention préconisées et en veillant à ce que son armée ne commette pas d’actes constitutifs de génocide. N’a-t-elle pas constamment soutenu depuis 1948 que son armée, « la plus morale du monde », s’était toujours comportée de la sorte? Qu’on essaye de discuter de telles allégations et on se retrouvera entraîné dans des palabres sans fin sur le droit de la guerre et le degré de tolérance dont il fait preuve à l’égard des bombardements de civils.

En revanche, et par-delà la question de l’application de l’ordonnance, si la Cour avait osé ordonner à Israël de mettre immédiatement fin à ses opérations militaires, cet État serait officiellement hors-la-loi depuis le 26 janvier. Cela au moins est une certitude.

Et même si cela n’aurait pas consolé les proches des victimes qui viennent de s’ajouter à la liste des dizaines de milliers de morts et de blessés de Gaza, ni prémuni chacun des deux millions de survivants contre la probabilité de subir à tout moment le même sort, du moins le droit aurait apporté cette petite différence dont lui seul a le secret, même lorsqu’il semble réduit à l’impuissance : celle qui requalifie la réalité et la rend un peu moins insupportable.

 S’il y a un pouvoir du symbole qui soit l'apanage du droit, c’est bien celui-là, et je le dis à l’attention de ceux qui ont vu dans l’ordonnance rendue par la Cour un message symbolique fort.

Minimalisme et misérabilisme

Il n’est dès lors pas contestable que le rejet par la Cour de la principale mesure conservatoire demandée par l’Afrique du Sud n’aura pas seulement déçu les Palestiniens. Il aura privé les millions de manifestants qui exigent depuis 4 mois le cessez-le-feu dans les rues de toutes les capitales du monde d’un titre de légitimité que personne n’aurait eu l’impudence de leur contester.

La consternation que les habitants de Cisjordanie et de Gaza ont exprimée à l’annonce de la décision de la Cour indique à mon avis assez clairement que la Cour a raté son rendez-vous avec la Palestine. Ce sentiment quasi unanime fut la principale note discordante dans le concert de félicitations et d’auto-congratulations que leurs plus fervents soutiens ont fait entendre à la lecture de l’ordonnance. Les principales organisations de la résistance palestinienne à Gaza ne se rejoignent d’ailleurs pas sur l’appréciation qu’elles portent sur la décision. Alors que le Hamas, plus rompu aux faux-semblants de la communication politique, l’a saluée parce qu’il estime qu’elle « inculpe l’État occupant pour génocide », le Jihad Islamique a regretté qu’elle ne soit pas « à la hauteur de l’exigence de mettre fin aux massacres et aux agressions et de protéger le peuple palestinien d’un anéantissement continu », affirmant « s’attendre à ce que « l’ennemi l’exploite pour agir à sa guise ».

Il y a bien sûr, répliquent déjà ceux qui se félicitent de la décision, tous les énoncés qui motivent l’ordonnance et que beaucoup résument dans la reconnaissance par la Cour du « risque génocidaire ». Que ce risque génocidaire soit imputé aux œuvres de l’État d’Israël, expliquent-ils, c’est-à-dire au symbole contemporain de la criminalité colonialiste la plus abjecte et la mieux garantie d’impunité, est un événement historique d’une portée considérable. A certains égards, cela n’est pas entièrement contestable de bonne foi mais j’avoue que la satisfaction le cède chez moi à la frustration.

Car cela ne met que mieux en évidence le caractère inachevé de la décision de la Cour. Le décalage qui se lit entre les motifs de l’ordonnance et son dispositif a fait dire au juriste internationaliste Johann Soufi que c’était une « décision forte sur le risque de génocide » avec « des mesures conservatoires abstraites ». C’est une formule efficace mais je ne la fais mienne qu’à moitié car j’aurai l’occasion d’en nuancer la première proposition.

Je crois que le malentendu est ailleurs : l’ordonnance rendue le 26 janvier par la CIJ avait pour seul objet et donc pour seul intérêt les mesures que la Cour devait prendre d’urgence pour protéger la population de Gaza. La discussion au fond sur l’accusation de génocide n’était pas à l’ordre du jour. Je ne vois donc pas pourquoi on devrait se satisfaire d’une prétendue portée symbolique là où l’objet et la finalité étaient pratiques et relevaient de surcroît d'une urgence absolue. A moins qu’on se résigne à un incompréhensible minimalisme en arguant du fait qu’il s’agit d’Israël et qu’il ne fallait pas trop en demander. Ce minimalisme confine même chez certains à une sorte de misérabilisme qui leur fait considérer que les Palestiniens, au point où ils en sont, devraient s’estimer heureux de recueillir de la Cour les quelques miettes de justice qu’elle leur a jetées. Cette vision des choses est inacceptable : la Cour avait une obligation de protection de la population de Gaza et pour s’y conformer il lui suffisait d’appliquer le droit et sa propre jurisprudence. Rien ne saurait l’excuser de ne pas l’avoir fait.

La distance prise avec la réalité

Quoi qu’il en soit, il est bon d’examiner de plus près les motifs de la décision pour en relativiser cette portée symbolique que d’aucuns ont voulu y voir[1]. A titre préliminaire, il convient d’indiquer que la structure dans laquelle ce genre d’ordonnance de la Cour est rendu avant dire droit, c’est-à-dire avant d’aller au fond du litige, se présente toujours dans un canevas standardisé. L’image qui peut le mieux en rendre compte est celle d’un formulaire dont la Cour remplirait les cases ou peut-être même celle d’un QCM dans lequel il faudrait répondre à des questions fermées. De sorte qu’il faut lire le texte sans en forcer les signifiants, sans abolir la distance qu’il prend avec la réalité pour n’en évoquer souvent que des virtualités, des hypothèses dont il considère qu’il est trop tôt pour confirmer l’effectivité.

Cette observation vaut surtout pour les paragraphes consacrés à la « compétence prima facie » de la Cour (c’est-à-dire à première vue, sous réserve d’une déclaration ultérieure d’incompétence sur le fond) et aux « droits dont la protection est recherchée » avec vérification du « lien entre ces droits et les mesures demandées ». Le paragraphe traitant ensuite du « risque de préjudice irréparable » et de « l’urgence des mesures » est censé ramener la Cour à des données réelles sur le terrain qui fondent le choix des mesures.

1° - A propos de la décision prise par la Cour de se reconnaître compétente à ce premier stade de l’instance, exclusivement dédié aux mesures conservatoires, beaucoup y ont vu un camouflet infligé à Israël qui avait plaidé l’incompétence pure et simple. En fait, le raisonnement que la Cour était appelée à faire sur cette question était étroitement encadré dans sa binarité. Comme elle l’indique elle-même, l’article IX de la convention sur le génocide subordonne sa compétence « à l’existence d’un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution dudit instrument ». Il lui a donc suffi de rappeler les déclarations officielles de l’Afrique du Sud affirmant « qu’Israël agi[ssai]t au mépris des obligations lui incombant au titre de la convention sur le génocide » et celles d’Israël soutenant qu’il n’existait « aucune base valable, en fait ou en droit, pour le chef infamant de génocide » pour établir que le différend était patent.

Étant donné que l’appréciation de cette condition se fait sans mystère, la Cour ne pouvait se dérober à sa compétence et sa décision sur ce point ne peut pas être surinterprétée comme une défaite pour Israël, d’autant que la Cour précise qu’elle n’a pas besoin pour l’instant de « s’assurer de manière définitive qu’elle a compétence quant au fond de l’affaire ».

Des droits « plausibles »

2) Sur « les droits dont la protection est recherchée » et le « lien entre ces droits et les mesures demandées », la démarche de la Cour se dédouble en deux étapes :

- Elle doit sauvegarder « les droits que l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre pourrait reconnaître ». Il est dans cette rédaction clairement indiqué que, dans l’immédiat, la Cour ne reconnaît aucun droit. Il lui suffit d’estimer que « certains des droits allégués par le demandeur sont au moins plausibles ». Or, on ne peut pas s’aventurer dans l’univers du droit sans en adopter les conventions de langage : ce qui est plausible c’est, selon les dictionnaires, ce que l’on « peut admettre ou croire parce que vraisemblable », c’est ce qui, sans être vrai, est vraisemblable.

Aussi bien, la Cour, après avoir décrit les pertes et les destructions subis par Gaza et certaines déclarations de responsables israéliens, en vient-elle à conclure qu’« il en va ainsi du droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et du droit de l’Afrique du Sud de demander qu’Israël s’acquitte des obligations lui incombant au titre de la convention ». Ces deux droits sont plausibles et rien de plus : la Cour n’a pas besoin ici de se préoccuper de leur réalité, voilà pourquoi il vaut mieux s’abstenir de lui faire dire ce qu’elle ne dit pas.

- Sur le lien de ces droits avec les mesures proposées, la Cour estime qu’« il existe un lien entre les droits revendiqués par la demanderesse que la Cour a jugés plausibles et au moins certaines des mesures conservatoires sollicitées ».

On voit à quel point ces constats sont tempérées par des restrictions : certains des droits allégués, et non pas tous, sont plausibles et certaines des mesures conservatoires proposées, et pas toutes, y sont bien rattachées par un lien. Parmi ces droits, la Cour reconnaît celui des Palestiniens d’être protégés contre les actes de génocide, mais elle l’énonce comme un truisme à portée générale sans qu’il ne soit jamais dit que ces actes sont en cours à Gaza. Quant aux mesures conservatoires proposées, on voit bien comment la juridiction nous prépare au tri qu’elle en fera puisque, nous le savons déjà, elle finira par rejeter celle qui était le mieux faites pour assurer la protection des droits qu’elle juge « plausibles » : ordonner la fin des opérations militaires. En décrivant les pertes subis par la population, la Cour ne pouvait manquer de constater que l’attaque menée par Israël était par sa nature même, par sa conception intrinsèque, appelée à provoquer un désastre humanitaire et qu’aucune demi-mesure ne pouvait y faire obstacle. Elle va donc se rendre coupable d’un déni de faits manifeste.

3) Sur le risque de préjudice irréparable et l’urgence, qui seuls peuvent motiver des mesures conservatoires, la Cour rappelle qu’elle a « le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires lorsqu’un préjudice irréparable risque d’être causé aux droits en litige » ou « lorsque la méconnaissance alléguée de ces droits risque d’entraîner des conséquences irréparables ». Mais il faut aussi qu’il y ait urgence, c’est-à-dire qu’il « existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé » à ces droits.

- Sur le risque de préjudice irréparable :

La Cour déduit l’existence de ce risque in abstracto, c’est-à-dire « à la lumière des valeurs fondamentales que la convention sur le génocide entend protéger » et en considération des « droits plausibles en cause en l’espèce » tels qu’elle les a définis. Cela lui suffit pour affirmer que ces droits « sont de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait être irréparable ». Ceux qui en ont conclu que la Cour reconnaissait l’existence d’un risque de génocide à Gaza se trompent dans leur interprétation. Jusqu’à ce point de l’exposé des motifs, la Cour évolue encore dans les limbes des « valeurs » et du plausible, c’est-à-dire dans un virtuel qu’elle n’a pas commencé à confronter au réel.

Une urgence reconnue puis déniée

- Sur l’urgence :

En revanche, dans cette partie du raisonnement, on attendait de la Cour qu’elle quitte le plan du raisonnement abstrait qu’elle développait dans les paragraphes précédents car une urgence s’apprécie nécessairement dans une situation concrète.

Et c’est ce qu’elle fait en effet. Elle rappelle d’une part les conséquences de « l’opération militaire » israélienne : les dizaines de milliers de morts, les destructions d’habitations, d’écoles, etc., les déplacements massifs de population. Elle relie bien ces ravages à leur cause, l’opération militaire qui est en cours et dont le premier ministre israélien vient d’annoncer qu’elle « durera[it] encore de longs mois ». Elle ne se fait pas d’illusion sur l’intention affichée par Israël d’« améliorer les conditions auxquelles est soumise la population de la bande de Gaza » et d’exercer des poursuites contre quiconque appellerait « à s’en prendre délibérément à la population civile ». Elle répond que ces mesures sont « insuffisantes pour éliminer le risque qu’un préjudice irréparable soit causé avant que la Cour ne rende sa décision définitive en l’affaire ».

La Cour a en somme parfaitement compris que tous les maux causés à la population de Gaza résident dans l’intervention militaire israélienne en elle-même et non dans les modalités selon lesquelles elle est menée, qu’elles soient ou non amendées par les autorités israéliennes. La poursuite des opérations militaires israéliennes est la cause de l’existence du risque de préjudice irréparable, c’est ce que dit la Cour sans ambiguïté. Et c’est à partir de là normalement, après le long cheminement balisé par les seules règles de la procédure que lui impose son statut et bridé par l’empêchement de se prononcer sur le fond pour n’envisager que le « plausible », que la Cour aurait dû acquérir la conviction que la seule mesure conservatoire qui s’accorderait avec son raisonnement serait l’ordre donné à Israël de cesser ses opérations militaires à Gaza.

Si elle ne l’a pas fait, ruinant l’utilité et la cohérence du travail d’explicitation des motifs de son ordonnance, c’est que des facteurs extérieurs à la mécanique du droit qui devrait être sa seule référence se sont imposés à elle. Elle a, sous leur effet, renié de façon manifeste sa jurisprudence. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner l’ordonnance qu’elle a rendu il y a à peine deux ans dans l’affaire Ukraine contre Fédération de Russie.

Dans cette affaire, l’Ukraine lui demandait de dire que les accusations portées contre elle par la Russie pour justifier son agression militaire du 24 février 2022, et selon lesquelles elle aurait « commis des actes de génocide dans les oblasts de Louhansk et de Donetsk », étaient mensongères. La question du génocide n’était pas au cœur de l’audience tenue le 16 mars pour décider de mesures conservatoires. Cela n’a pas empêché la Cour d’établir le même risque de préjudice irréparable et la même urgence de prendre ces mesures que dans l’affaire soumise par l’Afrique du Sud contre Israël. Mais, là où le risque de génocide n’était pas invoqué, la CIJ n’a pas hésité à prononcer contre la Russie la mesure radicale qu’elle s’est refusé à prendre contre Israël : « La Fédération de Russie, a-t-elle ordonné, doit suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine ».

Une affaire d’empathie

J’ai entendu des juristes éminents, dans leur indulgence à l’égard d’une ordonnance qui aurait selon eux quand même reconnu le risque de génocide à Gaza, soutenir que si la Cour n’a pas exigé l’arrêt de l’opération militaire à Gaza, c’est parce que, contrairement à l’affaire ukrainienne, dans l’affaire de Gaza ce ne sont pas deux États qui se combattent. Ils expliquaient que, devant l’impossibilité d’adresser une quelconque injonction au Hamas, qui n’est pas un État et n'est pas partie à la procédure, il lui était impossible d’exiger un cessez-le feu du seul État israélien.

Ce raisonnement ne tient pas. D'abord, dans l’affaire ukrainienne, la Cour n'a pas ordonné de cessez-le-feu et n’a adressé son injonction qu’à la seule Russie en l’assortissant d’une demande faite aux deux parties de « s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile ».

Les deux injonctions étaient donc indépendantes et hiérarchisées. L’arrêt des opérations russes est exigé à titre prioritaire dans la suite logique du raisonnement de la Cour qui attribue à la seule Russie la responsabilité du « risque de préjudice » allégué. Elle était d’autant plus tenue à la même rigueur dans l’affaire plaidée par l’Afrique du Sud que, d’une part, le massacre fait à Gaza attestait qu’une puissance incommensurablement supérieure menait contre la population une guerre à sens unique et que, d’autre part la responsabilité d’Israël à Gaza est encore plus exclusive que celle de la Russie en Ukraine puisque ses devoirs de protection de la population sont ceux d’un État occupant.

De la comparaison qu’il serait possible d’approfondir entre les deux ordonnances, on retire l’impression supplémentaire que la hiérarchie établie entre les crimes internationaux en termes de gravité a quelque chose de factice. Je veux dire par là, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, que, sur le strict plan de la protection préventive des populations, nous avons là la preuve que l’allégation de simples opérations militaires entre deux armées conventionnelles faisant des victimes civiles peut valider des mesures plus radicales et plus rigoureuses que l’allégation de génocide.

A quoi tient ce différentiel qui bouscule la hiérarchie de l’horreur ? Dans son analyse de l’ordonnance rendue dans l’affaire ukrainienne, Raphaël Maurel, maître de conférences en droit public, note que plusieurs passages du texte sont discutables et qu’« on peut lire en filigrane – voire explicitement, dans certaines opinions séparées jointes par plusieurs juges à l’ordonnance – une certaine émotion qui a certainement joué dans l’appréciation première des critères juridiques d’indication des mesures[2] ».

Ce serait donc une affaire d’empathie. Les juges s’identifieraient plus volontiers à certaines populations qu’à d’autres. On a bien senti, au cours de ces longs mois du calvaire palestinien, que les violences subies par Gaza semblaient ne devoir émouvoir le monde que si elles pouvaient trouver dans le génocide une qualification superlative. La cristallisation du débat sur le génocide a sans cesse donné l'impression qu’Israël ne serait comptable des crimes de masse commis contre une population civile désarmée que si la preuve était apportée qu’ils constituaient une entreprise génocidaire. Autrement dit, on a vu prospérer l’idée que le seuil minimal à partir duquel ces actions mériteraient d’être condamnées est celui du génocide. Et en conséquence que, tant qu’il ne serait pas démontré que ce seuil était atteint, la moitié du monde, États et opinions confondus, qui a toujours soutenu l’occupation et les exactions qui l’accompagnent, pourrait continuer, en bonne conscience, à lui apporter son appui « moral » et militaire.

Et voilà que la Cour internationale de justice se met de la partie. Dans une étape de la procédure où il ne lui était pas permis de se prononcer sur le génocide mais de protéger simplement une population dont les outrages qu’elle subit actuellement n’ont pas d’équivalent connu dans les dernières décennies, elle s’est abstenue de prononcer la seule mesure conservatoire qui était à la hauteur de la tragédie.

Elle a fait le constat d’une situation des droits humains catastrophique qu’elle a bien rattachée à l’agression militaire d’Israël mais elle s’est limitée à mettre à la charge de l’État qui la mène une simple obligation de moyen qui l’engage à « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission » d’actes de génocide. Un verbiage indéchiffrable à dessein à travers lequel, renonçant à l’autorité que lui confère son rang, elle a conclu un gentlemen’s agreement avec une clique d’assassins.