vendredi 1 décembre 2023

LE VIOL, ARME DE GUERRE ET DE PROPAGANDE ISRAÉLIENNE


 

 Khaled Satour

La première fois depuis le 7 octobre qu’il fut question du viol des femmes dans la longue guerre qui oppose depuis 1948 la Palestine à Israël ce fut en Allemagne lorsqu’on a appris que la remise du prix du LiBeraturpreis 2023 à l’écrivaine palestinienne Adania Shibli, pour son livre « Un détail mineur », avait été annulée le 13 octobre par la société littéraire LitProm.

Les organisateurs du Salon du livre de Franckfurt avaient fait savoir que cette décision répondait à leur désir de rendre les voix israéliennes « particulièrement audibles[1] ». Et de fait, depuis lors, tous les organes de communication occidentaux, en Allemagne et ailleurs, ont exclusivement privilégié les récits diffusés par Israël sur tous les aspects du conflit et notamment sur ses évolutions récentes.

Le roman d’Adalia Shibli s’inspire d’un viol collectif commis en 1949 par des soldats israéliens sur la personne d’une jeune bédouine du Neguev qui fut ensuite tuée et enterrée.

En dépit de sa facture romanesque, qui lui faisait transcender le contexte israélo-palestinien pour une évocation universelle du souvenir et de l’oubli, ce livre avait le tort, aux yeux de ses censeurs, d’évoquer le viol en tant qu’arme de guerre à charge contre l’armée israélienne, à un moment où les appareils de propagande se mobilisaient pour stigmatiser la barbarie de la résistance palestinienne pour justifier l’entreprise génocidaire entreprise par Israël à Gaza. Il devait donc, au moins symboliquement, être mis au pilon.

Dans la vision de l’ethnographie coloniale remise à l’honneur depuis le 7 octobre, le viol ne peut relever dans ce conflit que de l’ « hypersexualité » de l’homme arabe. La propagande israélienne a fini par s’en aviser et c’est donc assez tardivement qu’elle l’exploite avec une telle insistance. Auparavant les « atrocités du Hamas » avaient été réprouvées en gros, dans l’indistinction de toutes les horreurs que l’on peut attribuer à des « terroristes ». Mais depuis une dizaine de jours, c’est une campagne de dénonciation des « viols de masse du 7 octobre » qui est orchestrée dans la presse occidentale et notamment française.

Elle a atteint son apogée samedi 23 novembre à Paris lorsqu’un groupe de 200 personnes, encadrées par des membres du groupuscule fasciste « Ligue de Défense Juive », a tenté d’infiltrer la manifestation contre les violences faites aux femmes en brandissant des slogans au ton victimaire ("#MeToo sauf si vous êtes juive") empruntés à un collectif qui vient de se créer en Israël. Isolé par les organisateurs de la manifestation, il a pu compter très vite sur le soutien de la ministre française de l’Égalité qui a déploré qu’on ne puisse pas condamner « les viols de masse comme arme de guerre en Israël et ailleurs ».

Simultanément, une pétition circule depuis le 8 novembre en France pour demander « que l'attaque du 7 octobre soit reconnue comme un "féminicide de masse"[2] ».

La campagne est donc coordonnée et synchronisée avec le consensus général au sein duquel s’opère depuis bientôt deux mois la dénonciation des « atrocités du Hamas » alors même que ses promoteurs demeurent indifférents, quand ils ne le justifient pas, au massacre entrepris sur une échelle autrement plus dévastatrice contre la population de Gaza tuant entre autres plus de 5000 femmes.

Lorsqu’il s’agit de viol et plus généralement de violences sexuelles faites aux femmes, on ne peut certes pas rester insensible aux voix de celles qui s’en disent les victimes. Mais le problème de cette campagne est précisément qu’elle ne fait pas entendre ces voix mais celles de ceux et celles qui s’acharnent depuis le 7 octobre à alimenter la campagne de désinformation destinée à soustraire les événements actuels au contexte plusieurs fois décennal de l’occupation israélienne et du cortège d’exactions qui lui permet de se maintenir et de prospérer sans cesse en criminalisant toute velléité palestinienne de se défendre.

L’affiliation de cette campagne à l’entreprise générale de désinformation entreprise à cette fin est attestée par cette indiscutable réalité : L’essentiel des informations recueillies sur les « viols et mutilations » prétendument infligés aux femmes par les combattants palestiniens a pour source les autorités policières et militaires israéliennes.

Depuis que la focalisation sur le phénomène dénoncé a rebondi la semaine dernière, la référence est faite à l’annonce rendue publique le 14 novembre par la police israélienne qu’une enquête avait été ouverte. L’un des responsables policiers avait alors déclaré disposer de « multiples témoins dans plusieurs affaires » et projeté à l’intention des journalistes une vidéo « montrant des corps d’Israéliennes inertes et déshabillées après l’attaque du 7 octobre ». A la suite de quoi, la presse israélienne a recueilli des « témoignages de survivantes » mais aussi de tierces personnes affirmant avoir assisté à de véritables actes de barbarie, notamment à des viols post-mortem.

Mais les autorités israéliennes préviennent que l’enquête pourrait durer des années car, comme le reconnaît la présidente de la commission parlementaire constituée pour enquêter "La grande majorité des victimes des viols et autres agressions sexuelles, dont des mutilations génitales, ont été assassinées et ne pourront jamais témoigner".

D’une façon générale, les informations sont donc fournies par les canaux sécuritaires et il n’est pas déraisonnable de les considérer avec suspicion, le but de propagande étant évident. D’ailleurs, la relance faite par la presse de cette campagne repose en grande partie sur la conférence de presse tenue par la police israélienne le 14 novembre et qui n’avait pas vraiment convaincu tous les journalistes. L’envoyé spécial du journal Libération avait alors écrit : « Du visionnage des vidéos et témoignages enregistrés par la police, et d’une heure d’échanges parfois vifs avec une cinquantaine de journalistes présents, il ressort plus de questions que de réponses. Pourquoi avoir convoqué la presse alors qu’à l’évidence, la police ne dispose encore que de très peu d’éléments pour documenter d’éventuels crimes sexuels ? ».

Nous sommes ainsi confrontés aux mêmes procédés de désinformation que l’armée israélienne a utilisés pour figer l’actualité du conflit israélo-palestinien à la seule journée du 7 octobre : conférence de presse du 10 octobre tenue au cours de la visite guidée dans les kibboutz de Kfar Azza et de Bee’ri et projection « confidentielle » faite au bénéfice des mêmes journalistes le 23 octobre de prétendues images de l’attaque des combattants palestiniens.

La répétition du même procédé de propagande me dispense de toute réfutation redondante. Elle me dispense aussi d’avoir à rappeler que, depuis les massacres organisés en 1948 par Israël pour hâter le nettoyage ethnique de la Palestine* jusqu’aux révélations faites ces derniers jours par les prisonnières palestiniennes libérées des prisons israéliennes, le viol est depuis trois-quarts de siècles le procédé d’intimidation et de torture préféré des appareils de répression sionistes.

 

A part cela et pour témoigner du respect que j’accorde en la matière à la parole des femmes, je me contenterai de reproduire le texte de la tribune en réplique publiée le 21 novembre par le collectif « Féministes contre la propagande de guerre» [3] » :

Propagande de guerre pro-israélienne : 

notre féminisme ne se laissera pas enrôler !

« Cet appel n’est pas politique. Cet appel est purement féministe et humaniste ». Ainsi se conclut la récente tribune publiée par Libération appelant à la « reconnaissance d’un féminicide de masse le 7 octobre ». 

Pas politique mais purement féministe. Pas politique, mais purement signé par, non pas un, mais deux ex-ambassadeurs d’Israël (dont l’un fut également conseiller de presse...) . Les souliers sont gros, les ficelles, exhibées, l’ironie, évidente : cette tribune n’est pas féministe, mais politique. Parce qu’elle ne relève que d’une pure opération de propagande, faisant sienne la stratégie longuement éprouvée du pinkwashing israélien, son contenu ne saurait même être l’objet d’une discussion aussi polémique soit-elle. La colonisation, le génocide en cours et la propagande qui les accompagne ne se discutent pas, mais se combattent radicalement. 

La possibilité que le terme de « féminisme » soit utilisé dans une si abjecte opération résulte également de notre faiblesse à la contrer, voire à la prévenir : il s’agit donc, urgemment, de refermer la porte ouverte à ce que de telles idées deviennent formulables et audibles. L’obscène propagande de guerre qui soutient cette tribune fait sciemment l’impasse de toute contextualisation de la situation pour la réifier et in fine réitérer la vision d’un monde musulman barbare contre une population israélienne féminisée et ainsi lavée et blanchie de tout soupçon. La condamnation sans appel des combattants du Hamas s’arrime en effet à la construction d’un Orient monstrueux, nécessairement coupable des pires atrocités contre les femmes, permettant ainsi une fois de plus d’annuler toute perspective historique quant à la violence intrinsèque à la colonisation.

C’est précisément parce que cette propagande bat aujourd’hui son plein en France, y compris en manipulant le signifiant féminisme (comme elle manipule le signifiant d’antisémitisme), qu’il nous appartient, en tant que féministes, non seulement de la dénoncer pour ce qu’elle est, mais d’affirmer un positionnement radicalement solidaire de la lutte contre le colonialisme et l’impérialisme.

Comme dans tout conflit armé, la mort de civil.e.s et d'enfants en particulier nous indigne. Mais nous n'oublions pas, pour notre part, les citoyen.ne.s israélien.ne.s qui servent volontairement dans Tsahal et qui, hommes ET femmes, entravent par la force la population Palestinienne aux checkpoints, larguent leurs bombes au phosphore sur la population gazaouie, brutalisent et humilient les palestinien.ne.s, y compris des grands-mères et des grands-pères, dans les territoires occupés, tirent à bout portant sur des manifestant.e.s, arrêtent et emprisonnent illégalement des adolescent.e.s. 

Nous n’oublions pas non plus le traitement spécifique réservé aux prisonnières politiques palestiniennes sur lesquelles le viol a été pratiqué par les services de renseignement israélien, parmi d’autres techniques, pour obtenir des informations. Nous n’oublierons ni Ahed Tamimi, jeune fille arrêtée par l’État Israélien et emprisonnée en dehors de tout cadre légal, ni Mariam Abu Daqqa, militante palestinienne de 72 ans, violemment arrêtée en pleine nuit par 4 policiers français avant d’être brutalement expulsée.

Si tant est qu’une perspective « féministe » soit activable face à la situation en Palestine occupée, celle-ci ne peut s’enraciner que dans un positionnement embarqué, situé : c’est parce que, en tant que mères, sœurs, filles de, compagnes, amies, militantes, nous savons ce qu’il en coûte de violences sur nos corps et nos esprits de vivre dans un monde mutilé par le capitalisme et l’impérialisme, que nous devons nous exprimer sur la situation en Palestine. C’est parce que, toutes autant que nous sommes, nous luttons avec acharnement au quotidien pour en finir avec un monde de violences, que nous ne devons pas céder à la lâcheté des mots d’ordres moraux, lesquels ont la paix à la bouche, mais jamais la justice. Et c’est parce que, enfin, nous tenons intensément à la vie, que notre solidarité va à tout le peuple palestinien : ses femmes et ses enfants, évidemment, mais aussi ses hommes, ceux qui portent les enfants extraits des décombres, ceux qui revendiquent la terre pour nourrir leurs familles, ceux qui avec dignité continuent sans répit de lutter pour la survie et la liberté des leurs. C’est dans leurs luttes, leurs désespoirs et leurs déterminations, mais surtout leur refus de toute résignation, que nous, militantes féministes, souhaitons nous reconnaître.

À cette fin, nous faisons nôtres les revendications du peuple palestinien pour un cessez-le-feu immédiat dans la bande de Gaza, l’arrêt des ventes d’armes à l’État colonial d’Israël, la libération de tou·te·s les prisonnier·e·s palestinien·ne·s. Nous invitons également tou·te·s les organisations féministes à relayer la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions, pour un boycott des produits israéliens, et rejoindre massivement les mobilisations en cours pour faire cesser le massacre en Palestine. ●●

Tribune signée par : Sam Bourcier, sociologue activiste queer et transféministe ; Elsa Dorlin, philosophe ; Sara Farris, sociologue et féministe marxiste ; Silvia Federici, historienne et philosophe, militante féministe révolutionnaire ; Émilie Hache, philosophe ; Isabelle Stengers, philosophe, 

et :

Hanane Ameqrane, militante féministe lesbienne des quartiers populaires ; Nour Awada, artiste plasticienne ; Marie Bardet, philosophe et danseuse ; Delphine Beauvois, autrice et militante féministe ; Judith Bernard, enseignante et metteuse en scène ; Tithi Bhattacharya, autrice de Féminisme pour les 99% ; Charlotte Brives, anthropologue ; Law Cailleretz, artiste rap queer ; Alice Canihac, militante associative ; Hanan Chan, artiste militante ; Marie Cosnay, écrivaine, traductrice, militante ; Fatima Daas, autrice ; Marie Darah, artiste ; Romy Dematons, autrice, chercheuse de formation, community organizer ; Sarah di Bella, historienne et dramaturge ; Alexandra Dols, autrice, réalisatrice et performeuse ; Camille Escudero, artiste plasticienne ; Gwen Fauchois, activiste lesbienne, ancienne vice-présidente d'Act Up-Paris ; Charlotte Floersheim, anthropologue ; Spoorthi Gangadikar, étudiante ; Sarra Grira, journaliste ; Malika Hamidi, post-doctorante en sociologie, UCL ; Faiza Hirach, Industrial Workers of the World ; Sandra Iché, metteuse en scène ;  Julie Jaroszewski, metteuse en scène et chanteuse ; Aurore Koechlin, sociologue et militante féministe ;  Sarah Lebailly, activiste féministe ; Capucine Légelle, activiste antiraciste ; Camille Louis, philosophe et dramaturge ; Elli Medeiros, artiste, Lamia Mellal, doctorante en sciences politiques et anthropologie (ULB-KUL) ; Sophie Mendelsohn, psychanalyste, membre de Tsedek ; Morgane Merteuil, militante féministe ; Jessica Pourraz, anthropologue ; Frédérique Pressmann, réalisatrice ; Geneviève Rail, Professeure émérite distinguée, Institut Simone-De Beauvoir ; Milady Renoir, poétesse antiraciste et antisexiste ;  Joelle Sambi, poétesse ; Michèle Sibony, militante de l’UJFP ; Dareen Tatour, poétesse palestinienne ; Mirabelle Thouvenot, militante décoloniale ; Graziella Vella, anthropologue ;  Audrey Vernon, comédienne ; Sabrina Waz, militante décoloniale, chroniqueuse à Parole d'honneur ; Benedikte Zitouni, sociologue. ●●



[1] Cf. Le Monde du 27 octobre 2023 : A Francfort, l’autrice palestinienne Adania Shibli privée de prix.

https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/10/27/a-francfort-une-autrice-palestinienne-privee-de-prix_6196770_4500055.html

[3]Sur le site de Le Media tv : https://www.lemediatv.fr/articles/2023/propagande-de-guerre-pro-israelienne-notre-feminisme-ne-se-laissera-pas-enroler-i7Hc1eCST7miT1iGrjVL3A

 * Sur les viols massifs commis par les Israéliens dans les villages palestiniens en 1948, voir sur ce blog l'article publié le 24 octobre 2023 sous le titre : Viol des femmes, viol de la terre : Deir Yassin (9 avril 1948).

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