Khaled Satour
C’est un fait sans précédent, en
Algérie et sans doute dans le monde. Le vainqueur écrasant d’une élection
présidentielle s’associe dans un communiqué commun aux deux candidats qu’il a
littéralement étrillés pour dénoncer publiquement « des imprécisions,
des contradictions, des ambiguïtés et des incohérences (…) relevées dans les
chiffres (annoncés) dans les résultats provisoires de l'élection ».
Les directeurs de campagne des
candidats Tebboune, Hassani (MSP) et Aouchiche (FFS), puisque c’est d’eux et de la présidentielle du 7 septembre qu’il
s’agit, relèvent d’une seule voix dans le texte rendu public le 8 septembre
"l'ambiguïté du communiqué d’annonce des résultats provisoires de
l’élection présidentielle, qui ne comportait pas la plupart des données
essentielles des communiqués d’annonce des résultats, comme il est d'usage dans
toutes les échéances nationales importantes", et font état d' « une
incohérence dans les taux annoncés pour chaque candidat [1]».
Le malaise
Cette dernière constatation
indique clairement que le camp Tebboune conteste le trop-plein de suffrages qu’on
lui attribue (94,65%) alors que ses deux adversaires réprouvent le taux
humiliant qu’on leur concède (respectivement 3,17% et 2,16%) !
Le plus explicite dans sa
protestation fut d’abord le candidat du MSP dont la direction de campagne fait
état des procès-verbaux de dépouillement en sa possession pour seulement 41
wilayates (sur 58) et qui lui attribueraient déjà 328.000 voix[2] (les résultats proclamés ne lui en donnent au total que 178.797).
On n’est pas obligé de le croire sur parole mais pas davantage de prêter crédit au
bricolage de l’Autorité nationale indépendante des élections (l’ANIE).
Plus généralement, le
malaise provient du fait que l’ANIE s’est montrée incapable de décompter, à
partir des 24 millions cinq cent mille électeurs inscrits, le nombre de
participants, se contentant d’annoncer dès le 7 septembre vers minuit un
« taux moyen de participation » de 48,03%, soit un indice que
la loi ignore et qui est de ce fait tout à fait irrecevable, avant d’y ajouter le
lendemain le seul chiffre relatif aux suffrages exprimés qu’elle évalue à
5.630.000[3].
Or, et c’est l’incohérence la
plus remarquable qui en ressort, ces chiffres de la participation et des
suffrages exprimés, s’ils devaient se confirmer, induiraient que le nombre
total des votes nuls serait de plus de 6 millions, supérieur au nombre de
suffrages exprimés alors qu’il ne fut que de 1.244.925 (contre 8.510.415
suffrages exprimés, soit un rapport de 1 à 8) à la présidentielle
de 2019 qui avait suscité une participation annoncée à 39,88%. Des millions
d’électeurs algériens auraient-ils soudain décidé samedi dernier d’agrémenter
la supercherie électorale d’une bouffonnerie de masse à laquelle ils ne nous
avaient pas habitués ?
Une tournure qui promet d’être
spectaculaire
Réagissant au communiqué commun
des candidats, l’Autorité « indépendante » fait valoir qu’elle n’a
pas fini de recevoir les procès-verbaux à l’échelle des communes et des
wilayates, nécessaires à une centralisation des résultats, alors même qu’elle a
déjà publié les résultats de la consultation par wilaya qui sont aussi tronqués
que la synthèse nationale qu’elle a rendue publique. L’argument légal qu’elle
semble invoquer pour justifier l’accumulation de résultats
« provisoires » incohérents est le délai légal de 72 heures dont elle
dispose pour proclamer les résultats définitifs.
Jusqu’à hier 8 septembre, si l’on
excepte l’allégation faite par le MSP d’une « déperdition » de voix
de son candidat constatée sur procès-verbaux et le scepticisme affiché par le
FFS quant au nombre de suffrages qui sont allés au sien, personne ne parlait de
fraude électorale au sens strict. Cependant, le communiqué commun des candidats mettait
en cause l’authenticité des résultats proclamés, l’ambiguïté et l’incohérence
relevées pouvant jeter sur l’ANIE la suspicion d’une manipulation.
Et puis, aujourd’hui, les deux
candidats battus se sont enhardis. Alors que Aouchiche annonçait qu’il allait
demander l’ouverture d’une enquête, Hassani informait de son intention de
déposer un recours devant la cour constitutionnelle.
La situation est donc inédite
pour ne pas dire rocambolesque. Il sera difficile de ne pas considérer que les
requêtes que présenteront les deux hommes auront en effet reçu, du fait de la
position commune rendue publique à trois, la bénédiction implicite d’Abdelmadjid
Tebboune. Ce qui donne brusquement à une élection sans relief une tournure qui
promet d’être spectaculaire.
Humilier ou ménager les
vaincus ?
S’il est une autre question
politique qui se pose, c’est celle de savoir auprès de qui le président de
l’ANIE a reçu le feu vert pour venir indisposer à la fois le vainqueur et les vaincus
de l’élection. On peut comprendre que Hassani et Aouchiche vivent leur
déconvenue comme une tentative de les liquider politiquement de façon
définitive et que leurs partis estiment en même temps que l’affront subi équivaut
à leur éviction du champ de la politique. Ils méditent sans doute amèrement le
fait que la machinerie électorale avait été d’une extrême clémence avec les
quatre adversaires de Tebboune à l’élection de 2019, leur attribuant entre
17,37 et 6,67% des votes exprimés.
Mais ce qui est bien moins conventionnel, c’est que
Abdelmadjid Tebboune n’apprécie pas le score de près de 95% qui lui est généreusement
octroyé. Cela indique qu’une telle démesure n’était pas prévue dans l’accord qui
avait été passé avec les forces qui l’ont coopté et qui sont sans doute les
mêmes qui ont incité le président de l’ANIE à s’empêtrer dans une arithmétique aussi
douteuse.
Bien au contraire, si l’on en
juge d’après la lutte à fleuret moucheté que se sont livrée les candidats tout
au long de la campagne (avec ce leitmotiv qu’ils ont répété en chœur : « renforcer
le front intérieur ») et par le communiqué commun inattendu qu’ils
viennent de publier, on peut imaginer que Tebboune avait passé un tout autre
marché avec ses rivaux : un résultat qui soit nettement à son avantage
mais qui ménage Hassani et Aouchiche, peut-être dans le dessein de faire
accéder leurs partis à la périphérie du Palais.
Tant pis si, dans les coulisses
de l’État, la transparence électorale se voile du brouillard de calculs antagonistes.
Qui s’en préoccupe ? Certainement pas ceux qui, dans la célébration, mettent le même enthousiasme angélique à fêter la victoire de
Tebboune qu’à acclamer les succès olympiques. Et pourtant, si l’objectif
de la consultation, comme s’en sont convaincus les votants, était de renforcer
les institutions, le naufrage de l’ANIE augure plutôt du contraire.
J’entends et je lis certains dire
« Ce n’est rien, tout cela n’est qu’anecdote, Charfi, le président de l’Autorité,
devra rendre des comptes ». Comme si ce bureaucrate blanchi sous le
harnais avait jamais eu la moindre marge d’initiative.
Je ne connais pas de pire
démission devant le réel que celle de l’intelligence qui, à chaque fois qu’elle veut faire
profil bas, mime la stupidité.