dimanche 15 septembre 2024

LES VOTANTS ÉTAIENT DE TROP


 

Khaled Satour

C'est comme s'il ne s’était rien passé et que nous avions rêvé le cafouillage de la proclamation des résultats.

La cour constitutionnelle a procédé à un simple nettoyage des chiffres que l’ANIE avait donnés pour des résultats provisoires, comme un maître d’école bienveillant corrige au tableau les étourderies d’un de ses élèves.

Tout le monde s’en tire à bon compte. L’inexplicable taux de participation annoncé à 48% est tout juste ramené à 46%, rectifié d’à peine 500.000 voix, en somme une simple retenue comptée par erreur dans l’addition.

L’énigme suscitée par l’absence d’évaluation des suffrages annulés est résolue : les 6.130.000 votes nuls qui se déduisaient en creux des résultats provisoires sont réduits à la proportion plus vraisemblable de 1.760.000, ce qui permet largement de puiser dans le nouveau réservoir des suffrages exprimés de quoi donner satisfaction aux trois candidats : celui du MSP fait un bond de 179.000 à 904.000 voix et gagne 6 points et celui du FFS progresse de 120.000 à 580.000 voix, soit un gain de 4 points.

Le président sortant quant à lui perd certes dix points à 84% mais les voies impénétrables de la comptabilité électorale lui font engranger près de 2.500.000 voix supplémentaires.

Préparée dans la connivence du cercle très fermé des candidats sélectionnés qui se sont scrupuleusement ménagés tout au long de la campagne, l’élection s’achève dans une parfaite concorde au sein de l’aréopage qui fait communier vainqueur et vaincus dans un enthousiasme proportionnel aux ambitions conçues par l’un et les autres.

On oubliera bien vite qu’entre les procès-verbaux des bureaux de vote et la salle de délibérations de la cour constitutionnelle un itinéraire tortueux a peu à peu chamboulé les résultats : un simple décompte de multiples petits gestes concrets effectués sur le terrain s'est mué en un casse-tête arithmétique résolu à huis-clos.

C’est à croire que les votants étaient de trop.

lundi 9 septembre 2024

PRÉSIDENTIELLE : QUAND LE VAINQUEUR CONTESTE LES RÉSULTATS !

 

Khaled Satour

C’est un fait sans précédent, en Algérie et sans doute dans le monde. Le vainqueur écrasant d’une élection présidentielle s’associe dans un communiqué commun aux deux candidats qu’il a littéralement étrillés pour dénoncer publiquement « des imprécisions, des contradictions, des ambiguïtés et des incohérences (…) relevées dans les chiffres (annoncés) dans les résultats provisoires de l'élection ».

Les directeurs de campagne des candidats Tebboune, Hassani (MSP) et Aouchiche (FFS), puisque c’est d’eux et de la présidentielle du 7 septembre qu’il s’agit, relèvent d’une seule voix dans le texte rendu public le 8 septembre "l'ambiguïté du communiqué d’annonce des résultats provisoires de l’élection présidentielle, qui ne comportait pas la plupart des données essentielles des communiqués d’annonce des résultats, comme il est d'usage dans toutes les échéances nationales importantes", et font état d' « une incohérence dans les taux annoncés pour chaque candidat [1]».

Le malaise

Cette dernière constatation indique clairement que le camp Tebboune conteste le trop-plein de suffrages qu’on lui attribue (94,65%) alors que ses deux adversaires réprouvent le taux humiliant qu’on leur concède (respectivement 3,17% et 2,16%) !

Le plus explicite dans sa protestation fut d’abord le candidat du MSP dont la direction de campagne fait état des procès-verbaux de dépouillement en sa possession pour seulement 41 wilayates (sur 58) et qui lui attribueraient déjà 328.000 voix[2] (les résultats proclamés ne lui en donnent au total que 178.797). On n’est pas obligé de le croire sur parole mais pas davantage de prêter crédit au bricolage de l’Autorité nationale indépendante des élections (l’ANIE).

Plus généralement, le malaise provient du fait que l’ANIE s’est montrée incapable de décompter, à partir des 24 millions cinq cent mille électeurs inscrits, le nombre de participants, se contentant d’annoncer dès le 7 septembre vers minuit un « taux moyen de participation » de 48,03%, soit un indice que la loi ignore et qui est de ce fait tout à fait irrecevable, avant d’y ajouter le lendemain le seul chiffre relatif aux suffrages exprimés qu’elle évalue à 5.630.000[3].

Or, et c’est l’incohérence la plus remarquable qui en ressort, ces chiffres de la participation et des suffrages exprimés, s’ils devaient se confirmer, induiraient que le nombre total des votes nuls serait de plus de 6 millions, supérieur au nombre de suffrages exprimés alors qu’il ne fut que de 1.244.925 (contre 8.510.415 suffrages exprimés, soit un rapport de 1 à 8) à la présidentielle de 2019 qui avait suscité une participation annoncée à 39,88%. Des millions d’électeurs algériens auraient-ils soudain décidé samedi dernier d’agrémenter la supercherie électorale d’une bouffonnerie de masse à laquelle ils ne nous avaient pas habitués ?

Une tournure qui promet d’être spectaculaire

Réagissant au communiqué commun des candidats, l’Autorité « indépendante » fait valoir qu’elle n’a pas fini de recevoir les procès-verbaux à l’échelle des communes et des wilayates, nécessaires à une centralisation des résultats, alors même qu’elle a déjà publié les résultats de la consultation par wilaya qui sont aussi tronqués que la synthèse nationale qu’elle a rendue publique. L’argument légal qu’elle semble invoquer pour justifier l’accumulation de résultats « provisoires » incohérents est le délai légal de 72 heures dont elle dispose pour proclamer les résultats définitifs.

Jusqu’à hier 8 septembre, si l’on excepte l’allégation faite par le MSP d’une « déperdition » de voix de son candidat constatée sur procès-verbaux et le scepticisme affiché par le FFS quant au nombre de suffrages qui sont allés au sien, personne ne parlait de fraude électorale au sens strict. Cependant, le communiqué commun des candidats mettait en cause l’authenticité des résultats proclamés, l’ambiguïté et l’incohérence relevées pouvant jeter sur l’ANIE la suspicion d’une manipulation.

Et puis, aujourd’hui, les deux candidats battus se sont enhardis. Alors que Aouchiche annonçait qu’il allait demander l’ouverture d’une enquête, Hassani informait de son intention de déposer un recours devant la cour constitutionnelle.

La situation est donc inédite pour ne pas dire rocambolesque. Il sera difficile de ne pas considérer que les requêtes que présenteront les deux hommes auront en effet reçu, du fait de la position commune rendue publique à trois, la bénédiction implicite d’Abdelmadjid Tebboune. Ce qui donne brusquement à une élection sans relief une tournure qui promet d’être spectaculaire.

Humilier ou ménager les vaincus ?

S’il est une autre question politique qui se pose, c’est celle de savoir auprès de qui le président de l’ANIE a reçu le feu vert pour venir indisposer à la fois le vainqueur et les vaincus de l’élection. On peut comprendre que Hassani et Aouchiche vivent leur déconvenue comme une tentative de les liquider politiquement de façon définitive et que leurs partis estiment en même temps que l’affront subi équivaut à leur éviction du champ de la politique. Ils méditent sans doute amèrement le fait que la machinerie électorale avait été d’une extrême clémence avec les quatre adversaires de Tebboune à l’élection de 2019, leur attribuant entre 17,37 et 6,67% des votes exprimés.

Mais ce qui est bien moins conventionnel, c’est que Abdelmadjid Tebboune n’apprécie pas le score de près de 95% qui lui est généreusement octroyé. Cela indique qu’une telle démesure n’était pas prévue dans l’accord qui avait été passé avec les forces qui l’ont coopté et qui sont sans doute les mêmes qui ont incité le président de l’ANIE à s’empêtrer dans une arithmétique aussi douteuse.  

Bien au contraire, si l’on en juge d’après la lutte à fleuret moucheté que se sont livrée les candidats tout au long de la campagne (avec ce leitmotiv qu’ils ont répété en chœur : « renforcer le front intérieur ») et par le communiqué commun inattendu qu’ils viennent de publier, on peut imaginer que Tebboune avait passé un tout autre marché avec ses rivaux : un résultat qui soit nettement à son avantage mais qui ménage Hassani et Aouchiche, peut-être dans le dessein de faire accéder leurs partis à la périphérie du Palais.

Tant pis si, dans les coulisses de l’État, la transparence électorale se voile du brouillard de calculs antagonistes. Qui s’en préoccupe ? Certainement pas ceux qui, dans la célébration, mettent le même enthousiasme angélique à fêter la victoire de Tebboune qu’à acclamer les succès olympiques. Et pourtant, si l’objectif de la consultation, comme s’en sont convaincus les votants, était de renforcer les institutions, le naufrage de l’ANIE augure plutôt du contraire.

J’entends et je lis certains dire « Ce n’est rien, tout cela n’est qu’anecdote, Charfi, le président de l’Autorité, devra rendre des comptes ». Comme si ce bureaucrate blanchi sous le harnais avait jamais eu la moindre marge d’initiative.

Je ne connais pas de pire démission devant le réel que celle de l’intelligence qui, à chaque fois qu’elle veut faire profil bas, mime la stupidité.  


 

samedi 7 septembre 2024

UNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE DÉDIÉE À LA RAISON D’ÉTAT

 

Khaled Satour

Ce qui me frappe le plus dans les appels à voter à cette élection présidentielle lancés par les hommes politiques et dans les déclarations d’intention de ceux qui, sur les réseaux sociaux, défendent leur choix de se rendre aux urnes, c’est que les uns et les autres assignent à la consultation le même objectif, que le candidat du FFS, Youssef Aouchiche, a su synthétiser au nom de tous dans les termes suivants :

« Cette échéance vise à consolider les institutions de la République et à contrer toute menace pesant sur la souveraineté, l’unité et la stabilité de l’Algérie. La construction d’un front intérieur solide, à travers une forte mobilisation des citoyens lors de cette présidentielle, est le moyen le plus efficace pour protéger le pays[1] ».

Méthode Coué

On peut retrouver des termes pratiquement identiques assénés par Abdelmadjid Tebboune et l’escouade de politiciens qu’il a dépêchés aux quatre coins du pays pour y porter sa parole ainsi que par le troisième candidat investi par le parti islamiste MSP.

De nombreux algériens sont de cet avis qui estiment que l’essentiel est de participer pour conjurer les menaces qui pèsent sur le pays. La compétition passe de ce fait au second plan, ce qui indique bien que, contrairement à la conviction exprimée par certains, le défaitisme n’est pas dans le camp des abstentionnistes mais dans celui des votants.

Ces derniers s’appliquent un procédé de raisonnement relevant de la méthode Coué pour se persuader qu’il est impératif de voter bien que l’élection soit jouée d’avance et même, mieux encore, précisément pour cette raison. Le tout étant de verser sa petite goutte anonyme dans le récipient des suffrages, sans s’inquiéter des fuites ni du trop-plein qui pourraient ou l’engloutir ou la diluer. Car, en dernier ressort, c’est une instance bureaucratique qui supervise le vote et mesurera de façon discrétionnaire la jauge de la participation que l’histoire retiendra telle qu'elle l'aura calculée, à l’exclusion de toute autre évaluation.

Mais ce qui m’interpelle, c’est ce consensus qui se fait à propos des enjeux d’une opération électorale dont la vocation est en principe de trancher des dissensus. Si tous les participants, candidats et électeurs, sont d’accord pour dire que l’objectif central de l’élection est de « consolider les institutions de la République et (de) construire un front intérieur solide », cela signifie qu’on a choisi le statu quo et répudié le changement.

La raison d’État la plus archaïque

Or, ce langage est typiquement celui de la raison d’État, dans sa version la plus archaïque. Pour trouver les premières définitions qui éclairent sur ses implications, il faut remonter loin dans le passé à la rencontre de l’Italien Palazzo, un précurseur qui la définissait au 17e siècle comme étant « une règle ou un art qui nous fait connaître les moyens pour obtenir l’intégrité, la tranquillité ou la paix de la République ». Un peu plus tard, l’Allemand Chemnitz précisait que cette raison « doit tendre uniquement à la conservation, à l’augmentation, à la félicité de l’État ».

C'est une raison dans laquelle il n’y en a en bonne logique que pour l’État dont il faut préserver l’existence et l’intégrité. Bien entendu, il s’agit toujours simultanément d'une raison de classe au service des intérêts dominants. Mais elle déguise cette réalité en se présentant comme anhistorique, indifférente à la société et aux individus et citoyens qui la composent, au passé autant qu’à l’avenir. En se faisant le rempart de l’État et de son immuabilité, elle est conservatrice par essence, voire conservatoire ». Elle n’insuffle aucune ambition collective et c’est à juste titre qu’un auteur français du 18e siècle ne voyait en elle qu’un moyen de maintenir une « juste médiocrité ».

Mais par ailleurs une telle raison s’accommode mal du droit. Chemnitz écrivait qu’elle permettait de déroger à toutes « les lois publiques, particulières, fondamentales de quelque espèce qu’elles soient »[2]. Cela ne veut pas dire qu’elle se passe complètement des lois. C’est plutôt que, guidée par la nécessité prépondérante de préserver et renforcer l’État, elle peut être conduite à s’affranchir du droit. L’urgence, le danger, le salut de l’État peuvent à tout moment lui dicter de violer les lois.

Un consensus mortifère

On voit bien que lorsqu’on ne se préoccupe que de « consolider les institutions, contrer les menaces sur la souveraineté, l’unité et la stabilité », on répudie tout projet social d’avenir, toute représentation d’une évolution de l’État lui-même qu’on ne cherchera qu’à renforcer constamment dans la structure et le poids qui sont les siens. Et on ne saurait être arrêté par aucun obstacle, de fait ou de droit.

Le consensus sur lequel repose l’élection présidentielle algérienne d’aujourd’hui a donc un caractère mortifère. Il justifie l’immobilisme dans lequel s’enferment les institutions mais aussi et surtout auquel il condamne la société. Toute revendication pouvant venir de celle-ci est conçue comme une menace pour l’équilibre intangible qu’instaure la raison d’État. Toute tentative d’organisation autonome qui pourrait émaner d’elle relève de la subversion sanctionnée par la loi que le pouvoir se donne la possibilité de modifier à son gré, ou par des pratiques illégales auxquelles il a recours impunément.

 Et on voit comment en Algérie, il n'est proposé, en guise de substitut au dynamisme de la société que les gouvernants répriment, que la « politique sociale » préconisée, dans la surenchère, par les trois candidats et qui consiste en des promesses d’allocations distribuées aux classes populaires à charge pour celles-ci de se cantonner strictement dans le champ des activités domestiques.

Une société vivante serait un ennemi qui se ferait complice des ennemis extérieurs. Ce postulat implacable a été malheureusement assimilé par de nombreux Algériens, en même temps que d’autres propositions relevant de cette raison pervertie dans son acception la plus intransigeante. L’histoire l’a pourtant mille fois démenti : ce sont les sociétés les plus épanouies qui ont su le mieux dissuader les entreprises belliqueuses étrangères et, le moment venu, défendre leur patrie … et leur État.


[1] Présidentielle : Youcef Aouchiche appelle à une forte mobilisation pour consolider le front intérieur, 24hdz, le 28 août 2024 : https://www.24hdz.dz/presidentielle-youcef-aouchiche-appelle-a-une-forte-mobilisation-pour-consolider-le-front-interieur/

[2] Les définitions et les citations relatives à la raison d’Etat sont empruntées au livre de Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Gallimard, 2004, pp. 261 et suivantes.