dimanche 11 juin 2023

L’ÉTÉ DE NOS CENT ORADOUR-SUR-GLANE


 

Khaled Satour

Depuis un quart de siècle, l’évocation de l’été algérien m’est devenu un supplice. Supplice de la mémoire de tant de supplices vécus dans l’abandon entre juin et octobre 1997 par des centaines de milliers d’Algériens, livrés sans protection ni secours aux massacres quotidiens perpétrés par des groupes armés sur une large portion du territoire national, essentiellement dans les wilayas d’Alger, Blida, Médéa, Tipaza, Djelfa, sans que soient épargnées les wilayas de Tissemsilt, Saida M’sila et plus tard, de façon répétitive, Relizane. Auquel vient s’ajouter le supplice, chaque année renouvelé et confirmé au point de me paraître ne devoir jamais cesser, de l’oubli irrémédiable de leurs supplices.

Hier, 10 juin, la France commémorait le massacre d’Oradour-sur-Glane au cours duquel en 1944, l’armée allemande dont la déroute venait de commencer avait assassiné 643 personnes, hommes, femmes et enfants. Dès juillet 1944, les autorités françaises décidaient de laisser en l’état les ruines du village, pour immortaliser le souvenir du crime nazi, et de reconstruire le nouvel Oradour-sur-Glane sur un site voisin.

« Remember, souviens-toi » est l’injonction gravée sur les murs du village martyr que visitent les officiels et les enfants des écoles, non seulement à la date anniversaire du carnage mais aussi à la libre initiative de tous, à longueur d’année.

Chaque année, depuis que je vis en France, la commémoration de cette date est pour moi le signal que le supplice estival a commencé.

Au devoir de mémoire proclamé ici avec la même constance à chaque retour du 10 juin va répondre l’ordre intériorisé de se taire à chacune des stations de l’horreur vécues en Algérie à l’été 1997 et que le calendrier ne manquera pas de faire revenir.

Défense de se souvenir de l’été de nos cent Oradour-sur-Glane. Défense de l’évoquer, avec tous les questionnements qu’il soulève, sous peine d’enfreindre l’injonction d’oubli édictée par une loi votée en 2006, de se faire injurier par l’armée des sbires dressés à défendre la citadelle de l’amnésie et de l’impunité.

Défense d’entretenir la mémoire des morts et des survivants de Chenoua et Douaouda (Tipaza), de Djouazi (Tissemsilt) ; de Daïat Labguer (M'sila) ; de Seghouane, Aïn Boucif, Omaria, Ouzra, Tafraout, Sidi Salem, Zeboudja, Ouamri (Médéa) ; de Larbaâ, M’ghita, Sidi Madani, Amroussa, Hammam Melouane (Blida) ; de Aïn Hamra (Bordj Menaiel)) ; de Bouferdjoun (M'sila) ; de Faïd El Batma (Djelfa) ; de Hraoua (Sidi Moussa, Alger).

Défense de se souvenir de ces minuscules douars violentés, longtemps déclarés territoires interdits à la presse, et qui sont dénommés Balili, Sidi Ghiat et Oued Bouhradoun (Tipaza) ; Fetha, Degua, Souhane (Médéa) ; Aziz (Ksar Boukhari) ; Benachour, Beni Ali (Blida) ; Mzaourou, Matmata, Hraouat et Oued El Had (Aïn Defla) ; Aïn Hamra (Bordj Menaiel) ; Ouled Yahia (Tiaret), Ouled Djillali (Douera)*.

Défense d’évoquer des dizaines d’autres lieux frappés par le malheur, car l’été sanglant de 1997 a été long et longues furent les heures du calvaire de ces milliers de compatriotes qui n’ont jamais, mais jamais, été secourus par les nombreuses forces armées (souvent cantonnées à proximité) qui étaient chargées de défendre le territoire mais aussi et surtout, à moins que le pacte national conclu solennellement le 1e novembre 1954 et renouvelé à l’indépendance du pays ne fût qu’une duperie, ses habitants. Défense de songer à recenser le nom des milliers de victimes qu’aucune stèle ne rappellera jamais aux générations.

Que reste-t-il du souvenir de l’été 1997 dans la mémoire algérienne, verrouillée par la coercition d’État et gardée par les sentinelles du déni ? Une blague qui avait couru à l’époque de ces tragédies y apportait une réponse cynique : le président Zeroual est réveillé au matin du 1e septembre par l’un de ses collaborateurs qui l’informe d’un énième massacre perpétré dans un village de la région d’Alger et en profite pour lui apprendre la mort de Lady Diana survenue la veille. Réaction du président : « Mais qu’est-ce qu’elle est allée foutre là-bas ? ».

Cette blague comporte sa part de vérité : les grands médias algériens de l’époque avaient commencé à semer la confusion dans les esprits. Dans la succession des massacres de Raïs (28 août) et de Béni-Messous (5 septembre), et alors qu’on enterrait les morts de Béni-Messous à la sauvette, la télévision algérienne consacrait ses émissions du 6 septembre aux funérailles de Lady Di.

Le nombre des massacres de populations désarmées commis en Algérie dans les années 1990 est évalué à 3500 ou 4000 (le nombre des personnes massacrées est au moins dix fois supérieur). Aucun de leurs auteurs n’a jamais été identifié, encore moins jugé.

C’est aussi pour cela qu’il est plus sûr de cultiver la mémoire de Lady Di.

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* Cette évocation doit beaucoup à l’excellente chronologie élaborée par Salah-Eddine Sidhoum pour Algeria Watch : https://algeria-watch.org/mrv/2002/chrono/chrono_1997b.htm


1 commentaire:

  1. Bravo pour votre article car il ne peut y avoir de mémoire sans pensée. Malheureusement en Algérie les commémorations qui gênent le pouvoir sont proscrites, comme si cela ne suffisait pas, ce même pouvoir a aussi confisqué la mémoire du peuple, surtout celle qui raconte les pires atrocités qui ont été commises par ses escadrons de la mort. Ali

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