mercredi 1 mars 2023

IHSANE EL KADI ENTRE LE PURGATOIRE JUDICIAIRE ET L’ENFER DE L’INFAMIE


Khaled Satour

A quelques minutes près, Abdelmadjid Tebboune accomplissait le 24 février dernier, devant les deux journalistes qui l’interviewaient, un parcours sans faute. Pendant près d’une heure et demie, il a parlé de sujets susceptibles de rejoindre les préoccupations des Algériens : les questions sociales et économiques, la politique fiscale, l’électrification, la lutte contre la corruption, etc. Certes, il a brossé un tableau idyllique de la situation du pays qui serait en constante amélioration grâce à son action. Mais la communication officielle algérienne étant ce qu’elle a toujours été, on peut considérer tout au moins qu’il n’en a pas rabaissé les standards.

Et puis soudain, comme s’il n’en pouvait plus de se maintenir au diapason des sujets d’intérêt général, il est tombé sans transition au niveau de la prise à partie personnelle, c’est-à-dire celui-là même qui empoisonne les réseaux sociaux algériens. Cela s’est malencontreusement produit au moment où, abordant la question des médias, il assurait de son adhésion à la liberté de la presse, n’y mettant comme limite que la proscription de l’injure et de la diffamation. Nous fûmes alors les témoins d’un moment de paradoxe d’une intensité rarement égalée :

- Il était déjà insolite de l’entendre confesser, à propos de la presse, son credo libertaire alors même qu’il était en compagnie de deux journalistes d’une complaisance telle que leur flagornerie éclipsait sa propre autosatisfaction. On aurait été plus enclin à adhérer à ses déclarations d’intention s’il les avait faites à des journalistes un tout petit peu plus combatifs.

- Mais, plus déconcertant, c’est précisément au moment où il disait sa réprobation de l’injure et de la diffamation qu’il a intercalé dans son propos une incise aussi inattendue que véhémente pour s’en prendre par allusions au journaliste El Kadi Ihsane qualifié de « khabardji » (que l’on peut rendre par « mouchard »), financé de l’étranger et partant sous la « tutelle des ambassades étrangères » dont il ne serait que « le cheval de Troie ». Et comme il avait répété plusieurs fois que l’Algérie était « ciblée » mais qu’elle ne craignait pas tant les attaques venues du dehors que celles ourdies de l’intérieur par une « cinquième colonne », on était clairement prié d’entendre par là qu’il désignait El Kadi Ihsane comme un agent de l’étranger. Y a-t-il pire injure pour un journaliste et aussi, l’accusation n'étant étayée par aucune preuve, pire diffamation ?

Dans la pétition qu’ils ont signée pour dénoncer ces propos, les soutiens du journaliste ont reproché au président de piétiner la présomption d’innocence et de faire pression sur le tribunal correctionnel à la veille du procès dont la date est fixée au 12 mars prochain.

Je ne crois pas que ce soit le plus important. Le président de la République lançait son attaque sur un terrain autrement plus compromettant que le terrain judiciaire. Si le tribunal correctionnel reconnaissait El Kadi Ihsane coupable, il prononcerait contre lui une condamnation d’emprisonnement à temps. En comparaison, l’attaque ad hominem dirigée contre lui par Abdelmadjid Tebboubne équivaut à une condamnation à la mort civique, sans recours possible dès lors que le tribunal de l’opinion publique, qui s’est déjà prononcé en première instance, saura en perpétuer l’exécution de façon illimitée. Ce tribunal populaire, hydre patriotique à têtes multiples, a d’ailleurs explicitement reçu l’hommage d’Abdelmadjid Tebboune lorsqu’il s’est félicité du patriotisme des Algériens et de son exacerbation jusqu’au « chauvinisme ».

Je ne veux pas dire par là que le procès du 12 mars n’est pas crucial. El Kadi Ihsane y risque sa liberté pour une durée de 5 à 7 ans, ce qui n’est pas peu de choses. Mais là au moins, la jurisprudence de l’arbitraire judiciaire est constante et son revirement fortement improbable. D’une part, la règle du jeu juridique est faussée d’avance : il est poursuivi sur la base d’un article 95 bis promulgué le 29 avril 2020 pour des faits qui ont eu lieu en 2014 ; c’est-à-dire qu’on applique rétroactivement un texte à des faits qui sont normalement prescrits depuis 2017. D’autre part, le « financement » qui tombe sous le coup de cet article est celui qui est reçu « pour accomplir ou inciter à accomplir des actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité de l’État, à la stabilité des institutions, à l’unité nationale, à l’intégrité du territoire, aux intérêts fondamentaux de l’Algérie ou à la sécurité et à l’ordre publics ». Le libellé coïncide, soit dit en passant, avec celui des objectifs assignés à l’acte terroriste par le nouvel article 87 bis. Rien que ça. Normalement, l’affaire serait à peine plaidable par le ministère public, tant la seule preuve de l’intentionnalité, c’est-à-dire du fait que Radio M a demandé un financement dans le cadre du programme européen Ebticar-Media dans l’intention d’abattre le régime algérien, serait impossible à établir.

Les « patriotes » qui n’ont pas hésité à faire ce raccourci et dont on sait maintenant qu’ils ont reçu l’onction du président de la République en personne ont toute latitude de donner cette intention comme certaine. Mais, en principe, c’est trop peu pour qu’une juridiction pénale s’en laisse compter.

En principe ! Mais nous savons ce qu’il en est des tribunaux algériens. Eux dont la mise à niveau a été financée en 2022 par l’Union Européenne à hauteur de 9 millions d’euros dans le cadre d’un « Programme d’appui au secteur de la justice en Algérie » , comme nous l’apprend la déclaration faite le 8 février dernier par les employés de Radio M et de Maghreb Emergent, puiseront sans doute dans leurs convictions patriotiques les ressources qu’il faut pour désobéir à leurs corrupteurs et condamner El Kadi Ihsane. Ils supposeront, à défaut de le prouver, l’intentionnalité prévue par l’article 95 bis comme un fait avéré et passeront outre le principe de non-rétroactivité et la prescription des faits.

Et si, par extraordinaire, leur foi patriotique faiblissait et qu’ils innocentaient le journaliste, celui-ci n’échapperait au purgatoire pénitentiaire que pour tomber à tout jamais dans l’enfer de l’opprobre et de l’infamie nationale que le président de la République a si bien préparé à son intention. Coupable, quoi qu’il en soit.

Deux questions qui ne semblent intéresser personne demeureront sans réponse :

1) Comment expliquer qu’un homme dont la carrière de journaliste dure depuis plus de 40 ans, effectuée pour l’essentiel dans la presse publique, ne soit soudain plus dépeint que comme le sous-marin des puissances hostiles à l’Algérie ?

2) Et maintenant, à qui le tour ?

 

 

4 commentaires:

  1. Tellement facile pour le président Tebboune de convoquer de temps en temps des journalistes aux ordres, pour ne pas dire des lèche-bottes, voire plus, pour leur faire poser des questions écrites d'avance par les plumitifs de la présidence afin que celui-ci fasse son mensuel show populiste du petit père du peuple. Et si on rajoute à cette vile comédie médiatique le côté injure, digne des jurons d'un charretier, on ne peut que bénir l'époque où Bouteflika claquemuré dans son palais observait un silence méprisant envers son peuple. Pour terminer je voudrais saluer la grande qualité des articles de votre blog qui font honneur aux peu d'intellectuels algériens qui continuent à défendre leurs idées. Cordialement. Kaddour Tahraoui.

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  2. J'espère que le jour où les preuves qui prouvent que cet énergumène était un agent de FAFA seront mis sur la table, et aucune rétroactivité ou autres fallacieuses arguties juridique ne tiennent la route devant cette trahison caractérisée,vous aurez cher Monsieur l'élégance intellectuelle de faire votre mea culpa à travers votre blog. Bavarder c'est bien, mais avoir de la probité c'est supérieur à tout, surtout lorsqu'on veut donner des leçons à la terre entière. Un Patriote, très fier de lui.

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    1. Et moi j’espère que si jamais, ce que je ne vous souhaite pas, vous ou l’un de vos proches serez pris dans l’engrenage judiciaire, mes « arguties juridiques », qui sont en réalité des garanties reconnues au citoyen par la constitution, vous serviront de protection contre l’arbitraire.

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  3. السيد ساتور ، أردت أن أعبر عن احترامي الكبير لاستقامتك الفكرية ونزاهتك الأكاديمية. بارك الله فيك يا أستاذ. عمر الصفراوي

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