samedi 31 août 2024

ENTRE GRENOBLE ET BORDEAUX, DES CITOYENS ALGÉRIENS ABSTRAITS


 

Khaled Satour

Je sens que l’élection présidentielle du 7 septembre ne va pas simplifier les relations quelque peu chaotiques que j’entretiens avec l’État algérien et ses institutions.

Aux réserves que m’inspirait déjà ce simulacre démocratique au moyen duquel l’électeur est convié à voter à blanc puisque le « candidat libre » Abdelmadjid Tebboune (le seul en tout cas à être « libre » de se présenter sans l’autorisation de l’autorité bureaucratique qui passe au crible la candidature de ses rivaux et en recale la plupart) est réélu d'office, s’est ajoutée l’anecdote pour me confirmer mon décrochage.

J’ai en effet reçu au cours de la dernière semaine d’un correspondant communiquant sous le nom de « ALGÉRIE » deux SMS successifs dont le premier m’invitait, « en cas d’absence durant les élections présidentielles » à veiller à toutes fins utiles à « faire établir une procuration légalisée avant le 3 septembre » et le second à vérifier en ligne sur la liste des bureaux de vote celui dans lequel j’étais inscrit.

Je me suis dans un premier temps émerveillé de cette attention soudaine et inédite que les autorités consulaires de Grenoble me témoignaient en tant que citoyen algérien actif doté des pouvoirs pléniers se rattachant à cette qualité.

Mais je me suis aussitôt avisé de l’incongruité de ces messages qui me parvenaient sur une ligne téléphonique ouverte depuis moins de 6 mois et dont je n’avais communiqué le numéro qu’à un nombre très restreint de personnes. Cependant, et je m'en étonne rétrospectivement, je n’ai pas douté une seconde que j’étais bien le destinataire de ces messages, me demandant seulement quel était ce prodige de la transparence numérique qui avait permis dans un délai si court aux services consulaires d’être mis en possession de mon numéro.

Une telle omniscience m’a troublé et j’y ai vu une énigme passablement inquiétante. Je balançais entre l’admiration pour des fonctionnaires qui faisaient preuve d’une efficacité si belle bien que menaçante et la crainte que cela fût le fait d’une surveillance extraterritoriale des ressortissants algériens aux mobiles non moins redoutables.

En fait, au lieu de surestimer mes correspondants et de céder au réflexe paranoïaque qu’ils nous inspirent si facilement, j’aurais dû penser à la consigne si souvent répétée par le héros de Conan Doyle à son compère le docteur Watson : afin de pouvoir envisager les seules hypothèses vraisemblables, il faut commencer par écarter celles qui sont impossibles.

Et, en effet, à la réception hier d’un troisième message du même expéditeur, j’ai compris qu’il y avait tout simplement erreur sur le destinataire car ce dernier SMS portait à ma connaissance l’adresse du bureau de vote qui m’était assigné à … Bordeaux, soit à 600 kilomètres de mon domicile.

L’ « ALGÉRIE » n’avait donc jamais songé à m’inciter à prendre le chemin des urnes présidentielles et en définitive mes relations avec les autorités consulaires demeurent dans l’ordre des choses établi depuis quelques décennies. De même que mon rapport aux procédures démocratiques à l’algérienne dont l’amélioration n’est pas du ressort de l’anecdotique.

Ce ratage dans la communication n’en démontre pas moins, de la façon la plus pratique qui soit, ce que nous enseigne la science politique : les citoyens sont des individus abstraits, égaux et interchangeables, au point semble-t-il de favoriser, ici ou là, quelque confusion.

Ce qui, en l’occurrence, s’avère contreproductif : la présidentielle ne gagnera pas un électeur à Grenoble et en aura peut-être perdu un à Bordeaux.

 

lundi 19 août 2024

LA FORME ET LE CONTENU


Khaled Satour

L’évocation par Abdelmadjid Tebboune de la situation à Gaza au cours de son discours à Constantine dimanche 18 août est particulièrement décevante.

La vidéo montre que tout au long du discours d’ailleurs le président de la République a paru mal à l’aise et maladroit dans son expression. Est-ce parce qu’il était constamment interpellé par une partie du public qui, à vouloir constamment lui communiquer son soutien bruyant et bavard, l'a plutôt déconcentré ? Toujours est-il que son intervention a été chaotique de bout en bout.

Au point que, lorsqu’il a abordé la situation en Palestine (à partir de 36 :00), il a atteint des sommets de confusion. Il a d’abord affirmé que les « massacres commis par les sionistes à Gaza (devaient) cesser », ce qui était un vœu d’une terrible platitude dans la bouche d’un homme d’État dont le ton semblait préparer son auditoire à une forte déclaration d’intention, sinon à une décision d’agir. Et qui était simultanément un aveu d’impuissance.

Puis est venue cette phrase qui disait beaucoup moins que ce que le ton utilisé laissait espérer : « je jure par Dieu que si on nous ouvrait les frontières entre l’Égypte et Gaza …(clameurs du public indiquant l’intensité de l’attente) …, il y a beaucoup de choses que nous ferions ».

En somme une promesse de la plus parfaite imprécision qui signifie tout et rien, énoncée dans une tournure d’arabe algérien (عندنا ما نديرو) se prêtant à toutes les interprétations, et qui est soumise en outre à une condition qui paraît irréalisable dès lors qu’elle ne dépend même pas de l’Égypte depuis que l’armée israélienne qui est déployée tout au long de l’axe dit de Philadelphie contrôle la frontière.

Et après cette envolée complètement ratée, un sage retour au réel : la seule promesse concrète qui était prévue au programme est celle de construire des hôpitaux, ce qui réduit l’engagement à une banale offre d’aide humanitaire qui ne saurait être envisagée qu’une fois un cessez-le-feu conclu.

Des effets de manche inutiles et beaucoup d’enthousiasme pour rien. Toute la distance qui sépare la forme et le contenu.

 

jeudi 15 août 2024

IMANE KHELIF ENTRE L’INDIGENCE DE LA CHARIA ET LA PARANOÏA NATIONALISTE


 

Khaled Satour

Maintenant que les jeux olympiques sont terminés et que se calme peu à peu la fièvre qui a porté au pinacle les trois médaillés de l’Algérie avec cet abus des superlatifs qui fait que le chauvinisme nationaliste n’en finit pas d’user le langage, il est temps de dire quelques mots du personnage central du drame qui s’est noué et dénoué à Paris.

Je veux parler bien sûr d’Imane Khelif qui est sans doute le seul acteur algérien de la quinzaine qui a droit à la sympathie. Mise sur le grill pendant pratiquement toute la durée des compétitions, la boxeuse algérienne a certes été exposée à un cyberharcèlement de haut niveau mondial inspiré par le sexisme et le racisme les plus virulents. Et il n’est pas douteux que ce déchaînement devait beaucoup à sa nationalité algérienne et à la haine néo-colonialiste qu’inspire encore l’Algérie.

Un soutien indéfectible du C.I.O

Mais il n’est pas moins vrai que, si Khelif a pu riposter avec ses armes favorites, ce fut grâce au soutien qui s’est avéré indéfectible de l’institution internationale la plus autorisée (le CIO) qui lui a loyalement offert la possibilité de remporter la victoire sportive et symbolique dans une guerre qui semblait perdue d’avance, tant elle était asymétrique.

Cela indique d’une manière tellement remarquable qu’il n’y avait pas un complot contre la boxeuse et son pays, à peine une conjugaison d’inimitiés, que la paranoïa nationale algérienne devrait baisser d’un ton et considérer ce point important : la fille de prolétaire grandie dans un village déshérité de la région de Tiaret a essuyé de gros grains mais elle bénéficiait d’appuis si puissants qu’elle est demeurée constamment du bon côté du manche.

Et on voudrait bien que la même justice lui soit rendue par la société algérienne. Car ce qui suscite le plus mon inquiétude pour elle, c’est l’attitude de ses compatriotes qu’elle devra sans doute affronter jusqu’à la fin de ses jours non pas tant en sa qualité de sportive qu’en sa qualité de femme.

Rejet et aversion

Plus radicaux et plus fielleux que la campagne déchaînée par certains médias étrangers contre sa participation au tournoi de boxe féminin, le rejet et l’aversion exprimés par nombre de ses compatriotes étaient et demeurent encore plus irrévocables puisque c’est en tant que femme, dans son être ontologique et essentiel, qu’elle était visée.

En qualifiant Imane Khelif de « mustarjila » (c’est-à-dire littéralement de femme se donnant une apparence et adoptant un comportement masculins), ses accusateurs faisaient preuve d’une insupportable injustice si l’on considère qu’elle n’a précisément pas cessé de revendiquer sa qualité de femme en rappelant à l’envi qu’elle était née, avait grandi et vécu en tant que telle.

Mais c’est toute l’indigence et la caducité des catégories de la charia islamique dont on lui faisait ainsi supporter les conséquences en invoquant contre elle à contre-emploi le verset 119 de la sourate des Femmes, interdisant de modifier la création de Dieu, et un hadith du prophète maudissant les femmes masculines (« el moutarajjilate », autre variante verbale plus canonique utilisée dans le texte pour qualifier le même « comportement »).

Lorsque l’on sait que ces mêmes milieux reprochent aux femmes de montrer les attributs de leur féminité (et ils ne se sont pas privés de maudire l’autre médaillée algérienne, la gymnaste Kaylia Nemour, pour son port du justaucorps règlementaire), on comprend que c’est une véritable impasse que leur idéologie organise pour justifier que la femme, pour une mauvaise raison et son contraire qui ne vaut guère mieux, n’a pas d’autre ressource que de se rendre invisible.

Une lecture infantile

Il faut cependant relever que ceux qui se sont autoproclamés défenseurs intraitables d’Imane Khelif ne sont pas plus recevables dans leurs arguments. Réquisitionnant sans autre forme de procès la championne pour l’instrumentaliser au service d’un nationalisme primaire et paranoïaque, ils lui ont taillé une stature de moudjahida (la comparant notamment à Hassiba Benbouali) ayant fait échec à un complot impérialiste ourdi contre l’Algérie et ses gouvernants. Et par effet collatéral, ils ont hissé au même rang la petite gymnaste K. Nemour, tressant pour finir des lauriers à la femme algérienne combattante et intemporelle.

Or, d’une part, cette lecture infantile de l’odyssée olympique d’I. Khelif trahit chez ses promoteurs une philogynie tellement excessive qu’elle en devient aussi suspecte que la misogynie dominante dont les islamistes sont loin d’avoir l’exclusivité, sachant que les excès opposés tendent à se rejoindre, et dans le camp du pire plus volontiers que dans celui du meilleur. Il n’est pour le prouver que de mentionner les nombreuses photos retouchées sur lesquelles la boxeuse apparaissait, coiffée et maquillée, dans la splendeur d’une féminité inoffensive qui fait inconsciemment fantasmer nos « patriotes progressistes » à l’unisson des islamistes.

Et, d’autre part, s’il fallait s’inspirer du patrimoine de résistance et de celles et ceux qui ont donné leur vie pour nous le léguer, il faudrait plutôt s’interroger sur la pertinence de la participation de l’Algérie à ce que j’ai déjà appelé les jeux para-génocidaires de Paris.

Car ce n’est pas dans la capitale française que se trouvait cet été l’épicentre d’un complot impérialiste dont il aurait suffi pour relever dignement le défi de gagner quelques breloques. C’est aux côtés de Gaza et de ses authentiques et innombrables héros et héroïnes qu’il aurait fallu se tenir : en boycottant « Paris 2024 », l’Algérie aurait renoncé à d’insignifiants honneurs mais l’honneur aurait été sauf.