mardi 9 mai 2023

DU « SAHARA MAROCAIN » AUX « MINORITÉS ETHNOLINGUISTIQUES » DU MAGHREB : L’ACADÉMISME ET LA PROPAGANDE

 
Khaled Satour
 
Voilà un ouvrage récent (« États-nations contre minorités - Maroc, Algérie, Libye, Égypte, Syrie, Turquie, Irak, Iran ») qui suscite le malaise d'emblée. Lorsqu’on lit la préface qui l’introduit, on a l'illusion que toute la problématique qui sous-tend les droits des minorités dans les États de la rive sud de la Méditerranée est plaidée par référence aux résolutions des Nations Unies.

 
Il y est fait notamment mention de la déclaration de l’assemblée générale de l’ONU du 18 décembre 1992 relative à la protection de l’existence et de l’identité nationale ou ethnique, religieuse ou linguistique et aussi de la mission du Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones désigné depuis 2001 par la commission des droits de l’homme des Nations-Unies.
 
Mais ce légalisme international n’est d’évidence que la feuille de vigne dont les auteurs du livre se revêtent pour développer leurs thèses dès lors que la couverture du livre arbore une carte du Maroc englobant le Sahara occidental alors même que les résolutions des Nations Unies considèrent que ce territoire fait l’objet d’un processus de décolonisation qu’elles supervisent et qu’il est donc occupé illégalement par le royaume chérifien au même titre que la Cisjordanie par Israël.
 
Cet indice ruine à lui seul la crédibilité académique dont se prévaut l'ouvrage pour disserter sur la formation de l’État-nation au Maghreb et au Moyen-Orient. Nous sommes bien dans l’idéologie et dans la propagande. Et le fait que le livre ait été édité à Casablanca suffit pour s’en convaincre. Car, s’il y a dans la région un peuple autochtone qui est privé par la violence armée de son droit primordial à l’autodétermination sur la terre de ses ancêtres, c’est bien le peuple sahraoui auquel le livre se garde bien de consacrer une ligne.
 
Et puis le jeu sémantique qui dénature le sens des concepts et notamment celui de minorité. Réunir dans la même problématique les minorités ethniques et confessionnelles des pays arabes du Moyen-Orient et les populations régionales berbérophones du Maroc et de l’Algérie indique toute l’étendue de la mystification. Et celle-ci devient intolérable lorsqu’on ose l’assaisonner à la problématique des peuples autochtones.
 
Comment est-il possible de soutenir que les populations berbérophones du Maghreb puissent être regardées comme des populations autochtones, à l’exclusion des populations arabophones de la région dont on donne ainsi à croire qu’elles seraient allochtones ? Cela n’est bien sûr pas affirmé en ces termes mais suggéré à travers le recours à la notion de minorités ethnolinguistiques mis en œuvre comme un mot-valise au contenu historique et contemporain tout à fait aléatoire.
 
Envelopper les berbérophones du Maghreb dans le même emballage minoritaire que les Kurdes et les Chrétiens d’Orient, c’est ignorer ce qu’on soutient par ailleurs avec force lorsque le dessein polémique du moment le commande : la souche berbère est commune à tous au Maghreb, à laquelle se sont intégrés les apports que l’histoire y a agrégés, le pluralisme linguistique étant à cet égard une simple contingence de la géographie et de la carte mouvante des vocations et des échanges économiques dont l’histoire a suffisamment rendu compte.
 
A quoi il faut ajouter un élément d’importance capitale qui mériterait des développements qui ne peuvent trouver leur place ici. Depuis la conquête musulmane, et contrairement aux thèses paranoïaques qui n'ont cours que depuis quelques décennies, jamais les Arabes n’ont imposé leur langue aux berbères d’Algérie. Ils n’ont gouverné la région que pendant les trois premiers quarts du 8e siècle, à la suite de quoi et jusqu’au début du 16e siècle, avec l’éclatement des dynasties en principautés et Républiques, ce sont des royaumes berbères qui ont régné et qui ont souverainement préféré l’arabe au berbère comme langue de l’administration, de la littérature, de l’enseignement et de la recherche scientifique.
 
La langue arabe n’a jamais été la langue d’un occupant mais la langue que les élites berbères ont librement choisie. Elle fut de tout temps la langue des Berbères sans laquelle nous n’aurions aucun moyen de connaître notre histoire de la période allant du 8e au 19e siècle.
 
Aussi bien, lorsqu’on évoque l’histoire des prétendues minorités ethnolinguistiques au Maghreb, il n’est pas légitime d’éluder la richesse des combinaisons linguistiques auxquelles elles ont adhéré de leur plein gré et d'en faire les victimes d’une oppression linguistique qu’elles auraient portée comme une croix pendant 15 siècles.
 
Ce n’est qu’en dégageant ces réalités de la gangue des fantasmes revanchards qu’on pourra aborder la question éminemment démocratique des langues dont il n’est bien sûr pas question de nier l’acuité.

 

mardi 2 mai 2023

« LA DERNIÈRE REINE » : QUELLE DISTANCE LA FICTION ÉTABLIT-ELLE ?

Khaled Satour

Je suis allé voir le film La Dernière Reine et j’ai été confirmé dans l’opinion que je m’en étais faite a priori : il ne comporte aucune thèse historique un tant soit peu hétérodoxe susceptible de provoquer la polémique.

C’est une œuvre personnelle, même si elle a été écrite et réalisée à deux mains, dans laquelle la situation politique de l’Algérie au début du 16e siècle est à peine évoquée par allusion à la fin de l’Andalousie arabe et aux appétits de l’empire espagnol naissant en Méditerranée occidentale.

L’effritement des derniers royaumes berbères, dans leur ultime phase à dominante zenata, et notamment le déclin de la dynastie zianide dont le territoire ne se limite plus qu’à Tlemcen et quelques îlots de l’Oranie constamment menacés, est passé sous silence. Le morcellement généralisé de l’actuel territoire algérien en villes indépendantes et confédérations tribales, avec le dépérissement concomitant du royaume hafside à l’est, n’est évoqué qu’à travers l’éphémère sultanat des Thaaliba qui l’illustre dans la région d’Alger et qui sert de cadre et d’enjeu aux affrontements dont le film a fait sa trame.

En ces temps actuels marqués, chez nombre d'Algériens, par le chauvinisme identitaire et l’obsession de l’histoire qui montent tout en épingle, ce film paraît donc à première vue inoffensif. L’action est tout entière centrée sur la petite histoire qu’inspire la figure de la reine Zaphira, personnage légendaire auquel un diplomate français a voulu donner de l’étoffe un siècle après les événements mais dont l’historicité a été par la suite remise en cause.

Si les auteurs du film n’ont pu éviter de donner consistance aux personnages historiques participant à l’intrigue, notamment à Arroudj Barberousse, ils l’ont fait avec tout le tact qu’il fallait pour éviter de ternir l’image de celui qui a libéré Alger de l’occupation espagnole, sans pour autant passer sous silence la liquidation par ses soins du prince thaalibi Salim Toumi dont les compromissions avec l’occupant espagnol sont d’ailleurs elles-mêmes curieusement atténuées.

Sages et fédérateurs, les deux auteurs du film, Adila Bendimerad et Damien Ounouri, auront donc tout fait pour éviter les pièges de la relecture historique, investissant toute leur audace dans le portrait qu’ils font d’une femme algérienne du 16e siècle, à l’aide de thèmes qui sont sans doute plus sensibles dans l’Algérie d’aujourd’hui qu'ils ne l'étaient dans la société où elle est censée avoir vécu : les pesanteurs de la société islamique patriarcale, l’éloignement de la femme de la scène publique, la soumission qui lui est imposée aux décrets masculins, la prohibition même de sa parole hors du cadre conjugal le plus étroit et des liens familiaux.

Zaphira brave tous ces interdits, on la voit même de façon allusive tentée par les transgressions les plus insoupçonnables. Mais, et c’est l’inconvénient de toute fiction qui doit se plier au déterminisme historique, sa rébellion ne peut modifier le cours des événements.

On pourra de ce fait créditer les auteurs d’une critique de la condition faite aux femmes dans l’Algérie d’aujourd’hui, habilement enfouie sous une succession d’événements et de situations puisées dans un passé oublié. Une critique somme toute conventionnelle et qui tient sa seule originalité de l’arrière-plan historique dont elle tire prétexte : une période de l’histoire d’Algérie qui n’a jamais été explorée par la fiction cinématographique et qui constituait un terrain idéal pour la nouveauté. Ce qui n’est pas le moindre des mérites de cette production.

S’il faut juger le film pour ce qu’il est, une création cinématographique librement menée à son terme, on louera l’effort fait pour restituer les décors (sachant que le peu que la période ottomane a gardé de l’époque a été détruit par la France), le soin apporté aux dialogues (expurgés comme il se devait de l’horrible vulgate créolisée désormais en vogue) et la qualité de l’interprétation. On peut en revanche regretter que les sentiments soient constamment à leur paroxysme, ce qui finit par être crispant, que les scènes de combats soient quelque peu caricaturales et que l’essentiel de l’action se déroule dans le huis-clos claustrophobe des palais.

Ce film peut-il être distribué en Algérie sans être retaillé par la censure et néanmoins vilipendé par la morale officielle et populaire ?

Je n’en suis pas sûr. Le public algérien tolère un certain niveau de licence dans les productions étrangères. Mais les scènes d’alcôve, si chastes qu’elles puissent être, provoquent chez lui les pires phobies quand elles sont jouées par des acteurs algériens dans des décors algériens. C'est comme si la distance qu’établit la fiction s'en trouvait abolie.

La Dernière Reine est un film de femme, écrit, réalisé et interprété par une femme. Il porte une parole de femme. Or, dans une scène cruciale du film où il est intimé à l’héroïne de se taire, on entend quelqu’un lui dire que sa voix doit être dissimulée au même titre que ses parties intimes.

On peut le craindre, la réalité n’est jamais bien loin de la fiction.