dimanche 17 juillet 2011

L’ARMEE, LA NATION, LES MEDIAS FRANÇAIS : UN MÊME COMBAT



Khaled Satour
La France a toujours eu des poussées de chauvinisme. Celle qu’on observe actuellement puise aux sources les plus détestables : guerrières, cocardières et néo-coloniales. Engagée dans l’occupation de l’Afghanistan et l’agression contre la Libye, l’armée française cristallise à nouveau une ferveur nationaliste grégaire, de celles qui poussent à faire bloc au nom des sentiments les plus primitifs. Dernière manifestation en date, la mise au pilori d’Eva Joly, candidate écologiste à la présidentielle. Pour avoir critiqué au lendemain de la fête nationale la tradition du défilé militaire du 14 juillet, elle a concentré sur elle les pires injures xénophobes venant de la majorité, dont celles du premier ministre, et les critiques plus ou moins indignées de tous les chargés de patrie que compte la classe politique, de Mélenchon à Le Pen.
SEUIL D’INCOMPETENCE
Chargé de patrie. Je reviens à cette notion, rencontrée chez Merleau-Ponty, et qui rend si bien compte du comportement de tous ceux qui s’agglutinent avec zèle autour des symboles de la nation dès que le pouvoir pince leur fibre patriotique. Ce que ne cesse de faire le gouvernement : hommages répétitifs à l’armée française, aux soldats tombés dans cette guerre lointaine menée en Afghanistan au nom des intérêts hégémoniques, et que l’on fait passer pour une « guerre de défense de la République », à la noble intervention humanitaire lancée en Libye.
Pour Merleau-Ponty, ce qui pousse tant d’hommes et de femmes à sacrifier le devoir de vérité à « l’intérêt de la nation », alors que « la vérité est toujours bonne à dire, au besoin contre le gouvernement, contre la nation », c’est le sentiment qu’ils ont de se sentir « chargés de patrie » comme on se sent « chargé de famille »[1]. Il y a un niveau d’acuité des enjeux à partir duquel les esprits les plus subtils, les plus lucides et les plus intransigeants deviennent soudain incurieux, crédules et sommaires et se métamorphosent collectivement en chargés de patrie. Il est atteint lorsque se trouve invoquée une menace (souvent imaginaire) contre les intérêts supérieurs de la nation et la survie de l’Etat. C’est un seuil d’incompétence à partir duquel on délègue toutes ses prérogatives intellectuelles au Léviathan que la moindre audace de la pensée, au-delà de cette limite, mettrait en péril ! Car quand des intérêts supérieurs sont en cause, il faut s’empresser d’abjurer l’intelligence, dans un acte de dessaisissement qui relève de la foi.
Et qui d’autre que le pouvoir en place déclencherait ce seuil ? En la matière, le signal d’alarme est entre ces mêmes mains qui détiennent le boîtier du feu nucléaire. Le pouvoir est le dépositaire naturel de ce que Edward Said appelle la culture officielle qui « donne une définition du patriotisme, de la loyauté, de (…) l’appartenance, (…) qui tente d’exprimer l’idée et l’éthique générales, qui détient le passé officiel, les pères et les textes fondateurs, le panthéon des héros et des traîtres, et qui purge ce passé de ce qui est étranger, différent ou indésirable ».
Etrangers et indésirables sont ceux qui agiteraient, au-delà du seuil défini, les thèmes de la contre-culture dont émanent « une critique de l’autorité et une attaque contre ce qui est officiel et orthodoxe » c’est-à-dire « un ensemble de pratiques associées à différents outsiders – pauvres, immigrants, bohèmes, anxieux, rebelles et artistes[2] ». Il n’est donc pas fortuit que François Fillon ait associé chez Eva Joly le « manque de culture relative aux valeurs » à sa qualité d’ « immigrée ».
L’armée est de tous les saints de la République le plus vénéré, même si on lui a parfois rendu un culte discret, sinon honteux. Longtemps, le souvenir de la troupe lancée en 1848 contre les ouvriers parisiens et en 1871 contre les communards, celui des généraux conspirateurs de 1958 et des putschistes de 1961, ont bridé les élans. Aujourd’hui que revient le temps des expéditions militaires menées aux marches et aux antipodes, on peut à nouveau entendre célébrer la « communion de l’armée et de la nation » dans la bouche des politiques de tous bords. Qui osera venir faire quelque douteux rapprochement historique entre les défilés militaires parisiens d’aujourd’hui et les massacres perpétrés en mai 1871, contre la population de la capitale, par les troupes des capitulards versaillais, avec la complicité passive de l’occupant prussien ?
L’ÂME CONSENSUELLE DE LA NATION
Mais les chargés de patrie se recrutent beaucoup par les temps qui courent dans les médias français. Ces derniers, dédaignant leur mission d’informer, portent avec ostentation et obséquiosité le deuil des soldats français tués en Afghanistan, à longueur de journaux, écrits et audiovisuels, se solidarisant, sur le même ton sentencieux que les politiques, avec leurs familles, mais rapportant en revanche avec une extrême concision et en formulant les réserves de rigueur, la mort, si souvent répétée, de centaines de civils afghans (et depuis peu libyens) qu’écrasent « par erreur » les bombes de leurs libérateurs. Une asymétrie de ce genre de guerre qu’on ne relève pas assez ! Ils s’obstinent en outre, comme au temps des guerres coloniales, à qualifier de « terroristes » les résistants afghans à l’occupation de l’OTAN.
Il y a quelques semaines, à la libération des journalistes de France 3, H. Ghesquière et S. Taponier, par leurs ravisseurs afghans, leur collègue Jean-Louis Normandin, qui connut la détention au Liban dans les années 1980, s’était dit indigné que les journalistes ayant été retenus en otages n’aient pas la possibilité de demander justice. Oui, il avait invoqué la Justice. Oui, dans le contexte d’arbitraire fait aux peuples occupés, dans le contexte des bombardements, des humiliations, souvent des tortures que subissent les populations civiles sous occupation, sans le moindre recours possible, il s’était plaint de ce que l’outrage fait aux journalistes pris en otages ne puisse être réparé. Ce chargé de patrie faisait comme si, hormis l’injustice subie par des journalistes occidentaux dans les pays sous occupation militaire, nous étions dans le meilleur des mondes.
Les journalistes dépêchés en Afghanistan et ailleurs auraient en effet une noble mission qu’on nous ressasse à toutes occasions : déjouer la désinformation organisée par les états-majors militaires de tous bords. On voudrait le croire, évidemment. Mais les journalistes français envoyés en Afghanistan sont-ils, à leur corps défendant, autre chose que des chargés de patrie ? Ont-ils, dans leur généralité, jamais donné à entendre un autre son de cloche que celui de la propagande de guerre du gouvernement français et de l’OTAN ?
Je n’approuve personnellement en aucun cas leur enlèvement ou toute autre atteinte qui serait portée à leur intégrité physique. Mais, soyons francs, le résistant afghan reçoit-il un seul message sérieux lui permettant de séparer leur présence de celle de l’armée française qui occupe son pays, avec d’autres armées ? On a plutôt tendance à tout faire pour le convaincre du contraire. Ainsi, lorsque le président de France-Télévision, parti l’an dernier s’enquérir du sort de ses journalistes enlevés dans ce pays, a débarqué à Kaboul dans les bagages du ministre français des Armées. Ainsi aussi, à chaque libération de journalistes enlevés, lorsqu’on les voit descendre des avions aux couleurs de l’armée de l’air sur des aéroports militaires et venir tresser des lauriers aux services de renseignements français.
Mais qui se préoccupe de ces nuances ? La sacro-sainte séparation des pouvoirs ne saurait concerner cette âme consensuelle de la France qu’est l’armée. Une presse indépendante, oui, mais pas du corps générique de la nation qu’est sa force militaire. D’ailleurs, le mépris et le sentiment de supériorité dispensent de toute cohérence éthique : « on » n’a rien à prouver et « on » se fiche de convaincre. L’ennemi que l’on affronte dans les pays que l’on désigne aux entreprises impériales n’est pas un égal : « parler d’inégalité politique est à la vérité un euphémisme puisqu’elle implique qu’il y ait deux partenaires alors qu’on ne reconnaît pas à la colonie d’existence politique, qu’elle est considérée comme un objet d’action et de décision politique[3] ».
Le conditionnement idéologique qui pousse à l’aveuglement, typique de cette engeance majoritaire que sont les chargés de patrie, reproduira sans fin, en dépit des leçons du passé, les pires tropismes de l’histoire coloniale. A nouveau, en ce début du 21e siècle, il a suffi que l’armée française s’implique dans des guerres impériales pour qu’elle redevienne la quintessence de la nation, sacrée, inattaquable, intouchable.



[1] Maurice Merleau-Ponty, Pour la vérité in Sens et non-sens, Gallimard, 1996.
[2] Citations extraites de : Edward W. Said, Du choc des définitions, Le Monde Diplomatique de septembre 2004.
[3] René Rémond, Le XIXe siècle, 1815-1914, 2, Introduction à l’histoire de notre temps, Seuil, 1974.