vendredi 18 février 2011

ALGERIE : LE LEURRE DE LA « REVOLUTION ARABE »




Khaled Satour
Qu’est-ce qu’il se prépare en Algérie ? Après la destitution des présidents Ben Ali et Moubarak, en Tunisie et en Egypte, et alors que les manifestations s’étendent à Bahrein, à la Libye et jusqu’ à l’Iran, après avoir secoué le Yémen, la Jordanie, la Mauritanie, qu’on en a signalé les prémices en Syrie, en Arabie Saoudite même, on a le sentiment qu’un processus est en route. Cette veille qui s’est mise en place, dès les premiers soulèvements en Tunisie, pour scruter les soubresauts populaires dans les pays arabes, avec un regard appuyé sur l’Algérie, entretient un sentiment de malaise. La contagion, autrement appelée « effet dominos », est diagnostiquée comme un phénomène allant de soi alors même qu’aucun antécédent, si l’on exclut la période de décolonisation du siècle dernier, ne permettait légitimement de supposer une si étroite solidarité des destins nationaux de cet ensemble de pays. Bien au contraire, ce sont constamment des facteurs strictement intérieurs qui ont commandé l’évolution, plus ou moins turbulente, de chaque nation.

Des indices de contrefaçon
Or, voilà que deux dictateurs viennent d’être destitués en l’espace d’un mois, selon un scénario à peu de choses près similaire, taillé à la mesure des médias, et que, alors même que les régimes en place semblent partis pour succéder à eux-mêmes, une exaltation surfaite, démesurée, s’empare des commentateurs arabes. L’enthousiasme déborde de toutes parts. On le lit dans les colonnes de la presse, on le voit et on l’entend sur les chaînes satellitaires. Des hommages grandiloquents sont rendus au peuple, qui rappellent les pires périodes de la démagogie populiste arabe. L’éditorial d’un grand journal arabe édité à Londres portait au lendemain de la chute de Moubarak ce titre emphatique : « Merci à l’immense peuple égyptien ». Héroïsme, génie, courage, générosité, maturité, audace, les peuples tunisien et égyptien sont soudain parés de toutes les vertus.
On n’analyse pas suffisamment les circonstances dans lesquels les appareils politico-militaires ont à chaque fois, à Tunis et au Caire, pris le relais de la volonté populaire. Pour la réaliser ou pour l’empêcher de s’accomplir ? Toute la question est là. On répondra que ce sont des évolutions au long cours qui ont été inaugurées et dont il faut attendre l’aboutissement. Mais que des événements fêtés comme les fruits d’un « printemps arabe », comme la dignité retrouvée des peuples arabes, soient célébrés avec lyrisme par le président des Etats-Unis, cela ne peut manquer de nous interpeller.
S’il faut certes attendre que les choses se décantent, on les observera avec à l’esprit un discriminant fondamental : la seule révolution populaire digne de ce nom est celle qui ouvre le chemin à un réel bouleversement politique et social dans chaque pays pris individuellement. Si, en définitive, il ne demeurait de ces événements qu’une série de destitutions quasi-synchronisées de « dictateurs », c’est de géopolitique qu’il s’agirait, d’équilibres mondiaux et de rapports d’influence, autant de considérations auxquelles l’intérêt des peuples est étranger. La « révolution arabe » ne serait alors que cette espèce de normalisation libérale et mondialisée qu’encourage l’Occident à ses marches proches et lointaines, avatar persistant de la fin de l’histoire chère à Fukoyama et à Clinton. Une rationalisation de la domination et de l’exploitation des peuples dans le cadre des données intangibles de la division du travail mondialisée, sous la direction de régimes politiques convertis par miracle et par opportunisme au pluralisme de façade et à une prétendue liberté de la presse. Un rattrapage historique que le monde arabe et musulman aurait enfin accompli pour combler les vœux des stratèges évolutionnistes de l’Occident. George Bush n’avait-il pas déjà son projet du Grand Moyen Orient Démocratique ?
En termes de symboles, qui sera immortalisé comme le héros emblématique de la « révolution arabe » en cours ? Le Tunisien Bouazizi, dont le sacrifice a soulevé les classes déshéritées de Sidi Bouzid, de Kasserine et de tant d’autres villes semi-rurales éloignées des pôles côtiers de la prospérité tunisienne ? Ou bien l’Américain Obama, ombre tutélaire qui a plané sur les mises en scène du 14 janvier à Tunis (quelque peu tâtonnante) et surtout du 11 février au Caire (chef-d’œuvre abouti de la politique-spectacle)?
A l’heure qu’il est, la pire de ces deux hypothèses est accréditée par quelques indices manifestes de contrefaçon, parmi lesquels ces armées qui fraternisent avec la foule et qui décrètent les « transitions démocratiques ». Bénies soient les formations qu’on leur dispense dans le cadre du Dialogue Méditerranéen de l’Otan !

Se défier de l’agenda de la « révolution arabe »
Voilà pourquoi il est légitime de redouter que la « révolution arabe » fasse escale en Algérie et impose son curieux agenda d’urgence et de précipitation. Elle ne serait que le pavillon sous lequel le régime actuel nous vendrait une énième transition « démocratique » conduite par l’armée. L’Algérie en a déjà connu quatre, en 1965, en 1992 par deux fois et en 1998. Autant dire qu’une telle perspective relèverait plus de la tradition que de la révolution, quels que puissent être les ingrédients inventifs qui pourraient l’agrémenter.
Il semble bien que les émeutes du début du mois de janvier n’aient été qu’une entrée en matière. D’autres foyers s’allument actuellement dans le pays. Or, nous savons que, dans le recours à la rue, personne n’est en position de rivaliser avec le DRS qui n’est plus la police politique d’il y a vingt ans mais s’est mué en mafia tentaculaire, a la fois sécuritaire, politique, économique, sociale et associative, dont la toile d’araignée a tissé ses mailles dans tous les foyers d’activité du pays. C’est un constat lucide que des volontaristes de tout bord assimilent aujourd’hui à la résignation, sinon à la compromission. Que nous proposent-ils comme force d’organisation ? Les groupes Facebook venant régénérer une opposition mise en lambeaux par près de deux décennies de crimes d’Etat ? La vogue est aujourd’hui à un spontanéisme plus que suspect qui a toujours été, immanquablement, le signe avant-coureur du malheur. Les questions auxquelles ils faut répondre sont pourtant cruciales : Pourquoi veut-on à tout prix accrocher la contestation du régime algérien au wagon de la « révolution arabe » ? Pourquoi s’en remet-on, pour porter la protestation, à cette CNCD dont un nouveau CNSA pourrait si facilement faire son cheval de Troie ? Quelle est donc cette unité d’action que certaines belles âmes désespèrent de rencontrer chez tous les protagonistes ? Veut-on ignorer que la fracture qui s’est produite à tous les niveaux de la société dans les années 1990 est autre chose qu’une fâcheuse division des rangs, qu’elle est un clivage politique fondamental qu’une vigilance de tous les instants doit préserver de l’oubli, et par conséquent la donnée de base de toute analyse et de toute action ?
Il faut s’extraire de cet envoûtement néfaste de « la révolution arabe » qui donne l’illusion que tout est remis à plat et que toutes les alliances sont possibles. Regardons s’agiter à nouveau certains apôtres tristement connus de la « démocratie » : le pouvoir n’a même pas pris la peine de rajeunir la génération d’épigones qu’il entretient en sous-main !
Pour l’instant, la protestation organisée n’est que gesticulation. Il y a une attente opiniâtre, à certains égards indécente, de l’étincelle qui embrasera les villes du pays. Dans les circonstances présentes, il est à craindre que ce soit pour le pire plutôt que le meilleur.